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Critique de Kirzy


« Je m'appelle Jasmine Dooyun. Je vais bientôt fêter mes quinze ans et je veux vivre ». C'est lors d'une enquête sur la prévention du sida dans le milieu de la prostitution que la journaliste Serena Monnier rencontre Jasmine, une rescapée, une fugitive prête à tenir tête aux souteneurs qui ont fait d'elle une esclave sexuelle à Paris. Bouleversée, Serena part au Nigeria, décidée à remonter le parcours de Jasmine et la piste du vaste réseau de proxénétisme franco-nigérian ... au même moment où le sergent Oni Goje découvre à Kaduna ( Nord du Nigeria ) deux corps de jeunes prostituées jetées nues au milieu d'ordures.

Est-ce qu'un mec bien fait un bon écrivain ? Est-ce que les bonnes intentions font les grands romans ? Après avoir refermé Free Queens, le « oui » s'impose avec force. Ce n'est pas la première fois que Marin Ledun trempe sa plume à la colère froide et l'indignation pour dénoncer les dérives et le cynisme d'un capitalisme éhonté. Son précédent roman, Leur âme au diable, s'attaquait à l'industrie du tabac. Ici c'est l'industrie brassicole et son côté obscur qui est dans son viseur.

Marin Ledun s'est inspiré de faits réels, plus particulièrement du reportage d'Olivier van Beemen, Heineken en Afrique, qui décrypte comment la multinationale néerlandaise s'est implantée dans le continent, travaillant avec les réseaux mafieux, s'alliant avec des politiciens et flics corrompus, tout un bataillon de prostituées à son service pour convaincre les clients des bars de consommer sa bière. La bière Primus est devenue First dans son livre, la Nigerian Breweries la Master Brewery Nigeria Inc.

Le récit est incroyablement dense, documenté, ancré dans le réel, dessinant le portrait sombre du Nigeria, pays ravagé, pêle-mêle, par la pauvreté endémique, le sida, la corruption des élites, les attaques terroristes perpétrées par Boko Haram et l'ISWAP ( Daech ). le Nigeria, « un enfant magnifique et insatiable né du viol colonial et de l'union forcée entre des peuples incapables de s'entendre. Depuis l'enfant avait grandi jusqu'à devenir un monstre incontrôlable, répandant rancoeur et haine dans le coeur des hommes ».

Les descriptions de la tentaculaire Lagos et de la non moins chaotique Kaduna, ville déchue du Nord du pays, sont saisissantes de réalisme et apportent beaucoup de profondeur à un récit à la construction virtuose. Les enquêtes parallèles de Serena Monnier et Oni Goje finissent par se croiser brillamment pour révéler la terrible vérité. le rythme monte crescendo sans aucune approximation, juste peut-être quelques longueurs ou sensation de redondances dans le troisième quart.

Mais ce qui frappe le plus, c'est la capacité de l'auteur à manier les personnages qui peuplent son intrigue. Malgré leur nombre assez impressionnant, ils sont tous formidablement incarnés, qu'ils s'agissent de ceux qu'on ne croise que sur quelques pages ( comme des prostituées nigérianes au service du système First ), ou les premiers rôles. Serena Monnier, la journaliste que l'on voit évoluer à mesure qu'elle saisit l'ampleur du crime, décillant ses yeux d'occidentale blanche privilégiée. Oni Goje, le flic intègre qui ne veut plus être aveugle ou sourd, et décide d'endosser la lourde mission de rendre identité, justice et dignité aux jeunes filles assassinées. Toutes les militantes de la Free Queens, l'association féministe qui guide Serena. Et surtout Ira Gowon, bras armé de la MB Nigeria Inc, tellement plus complexe que ses atours crades de flic corrompu de la SARS ( brigade spécial anti-vol ) le laissent entrevoir au départ.

Il y a clairement des bons et des méchants. Il y a clairement un auteur engagé qui sait choisir un camp. Et pourtant, son roman ne sombre jamais dans le manichéisme. Marin Ledun sait trouver la bonne distance. C'est avec lucidité qu'il pose les questions justes pour essayer de comprendre la violence du monde, sans chercher pour autant à imposer sa façon de voir les choses ou une pensée unique ou encore politiquement correcte. le lecteur est invité à réfléchir par lui-même et ça fait du bien ... même s'il en ressort indigné et sonné. Les derniers mots sont un uppercut dévastateur.

Un thriller politique ambitieux, maitrisé, remarquable.
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