Les Kozower avaient été désigné de longue date pour incarner avec leurs enfants, la famille heureuse. Au dernier moment, j'ai proposé d'ajouter un grand-père et une grand-mère. Afin de rendre l'idyllique tableau encore plus idyllique. Mon plan a réussi. Ils m'ont accordé le professeur Cohen et sa femme pour faire les grands-parents.
Peut-être - je ne puis que l'espérer, mais de toute façon, l'espoir c'est tout ce qui nous reste - peut-être le message parviendra-t-il. Kosower et Cohen sont des gens connus. L'un originaire de Berlin et l'autre d'Amsterdam. C'est à Therensienstadt qu'ils se sont rencontrés pour la première fois. Peut-être quelqu'un verra-t-il cette scène et pensera : mais ils ne sont pas du tout de la même famille. Et il en conclura peut-être : si cette situation est truquée, tout le film doit être de l'arnaque.
Peut-être.
Peut-être pas. Au moins on aura essayé.
Brundibar. Des enfants mignons font toujours grand effet sur le public. Les gens de la Croix-Rouge en furent si éblouis que l'un d'eux dit à Rahm : "Ce merveilleux chœur d'enfants, il ne faut jamais le disloquer ! " Rahm promit. Et tint parole. Il a expédié le chœur entier à Auschwitz, par le même train.
"Ne m'oublie pas." Ce furent les dernières paroles que me dit maman. Elle aurait dit la même chose si j'étais parti en vacances pour une semaine. Sa vie était une suite de platitudes.
Après ma propre arrivée à Westerbork, j'appris qu'ils avaient été expédiés à Sobibor. Un endroit d'où personne n'est revenu.
Zündler promettait à des jeunes femmes leur libération si elles se pliaient à ses volontés. Cela lui a valu une condamnation à dix ans et d'être expédié à Dachau. Pour souillure raciale. C'était ça l'impardonnable. S'il avait battu ces femmes à mort au lieu de s'amuser avec elles, il ne risquait rien.
Si je n'avais pas été aussi malin, si je n'avais pas cherché à être aussi stupidement malin, je serais aujourd'hui en Amérique. Installé sur une chaise longue à manger des oranges. Je réaliserais de plaisantes comédies hollywoodiennes au lieu de transposer Theresensienstadt à l'écran pour Rahm. Mais je ne voulais pas voyager en troisième classe. Monsieur Gerron voulait à toute force son tapis rouge. Qui se comporte e star sera seul traité comme une star. J'ai réussi : à Theresensienstadt je suis une star. Une célébrité. Avec sa propre chambre au bordel. Contiguë aux latrines. Avec un bureau et une secrétaire.
Elle me demande pourquoi je suis reste en Hollande. Et j'ai répondu : "Ça s'est trouvé comme ça."
Tu peux tourner ce film, me dit ma femme, et sa voix est sur le point de se briser. Tu peux tourner ce film de propagande, et personne n'a le droit de te le reprocher. Tu peux courber le dos devant Rahm, te tortiller et lui baiser les pieds s'il te le demande. Je ne te critiquerai pas. On ne te laisse pas le choix, et par conséquent, tu n'as aucune raison d'en avoir honte.
Mais tu n'as pas le droit - jamais, tu m'entends, même de penser, que ce qui nous arrive, quoi que ce soit, fût-ce la plus infime parcelle, est sensé ou logique ou normal. Car ce ne l'est pas.
Il faudrait tourner une scène Rahm s'y opposerait, mais il faudrait - une longue scène où des gens se feraient leurs adieux. Des époux. Des amis. Des parents et leurs enfants. Étreintes. Poignées de main. Ultimes regards. Si Rahm voulait montrer Theresienstadt dans sa réalité, son film ne compterait jamais assez de séquences d'adieux.
Mais c'est exactement ce qu'il ne veut pas. Je dois lui inventer un Theresienstadt agréable à regarder. Un Theresienstadt attrayant.
A Theresienstadt, des gens se saluent toujours avec une politesse choisie, en se donnant du "monsieur le docteur," et "monsieur le professeur," bien qu'on les ait déchu de ce titre depuis longtemps et, très officiellement déclarés Juifs de merde.
A un moment donné, n'importe quel sujet se trouve rongé jusqu'à l'os. Mais les céleste dramaturges de notre destin sont riches d'idées. Lorsque la peste ne fait plus recette, ils inventent la guerre de Trente Ans. Ou bien les nazis.
Si je fais ce que Rahm me demande, personne ne pourra me le reprocher. Personne ne se portera volontaire pour partir à ma place dans le prochain convoi.
Je ne me suis pas porté volontaire quand ils ont expédié mes parents à Sobibor.