AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Zebra


Zebra
02 février 2015
Sibylle Lewitscharoff est une romancière allemande. Née en 1954, fille d'un médecin bulgare -émigré en Allemagne à la fin des années 1940- et d'une mère allemande, Sibylle passe sa jeunesse à Stuttgart puis à Berlin, où elle suit des études supérieures d'histoire religieuse. Elle se met à l'écriture au début des années 2000 et reçoit en juin 2013 le Prix Georg-Büchner, la plus prestigieuse distinction littéraire allemande. « Apostoloff », écrit en 2009, est le quatrième ouvrage de Sibylle Lewitscharoff. Paru en français aux éditions Piranha en janvier 2015, ce roman est centré sur la mort d'un père que l'on va inhumer dans sa Bulgarie natale.

L'histoire ? Tabakoff, un bulgare qui a fait fortune en Allemagne, veut ramener au pays les restes de dix-neuf compatriotes et réaliser pour eux un monument funéraire destiné à recueillir leurs cendres. Parmi les défunts, il y a un gynécologue, ce père, anciennement établi à Degeloch (une bourgade sans caractère), qui se pendit à 43 ans après deux tentatives de suicide (pour sauver les apparences, on dira qu'il a été éliminé par les Services Secrets). Les proches de Tabakoff forment convoi et voyagent en limousines noires, avec les urnes funéraires. Rumen Apostoloff traverse l'Allemagne au volant de sa Daihatsu en compagnie des deux filles du pendu : ils se rendent tous trois en Bulgarie. La plus jeune des filles, la narratrice, raconte au lecteur ses impressions et lui fait part de ses réflexions.

La narration ? Au cours du voyage, Rumen fait preuve d'élans patriotiques explosifs, aveugle et sourd qu'il est à une réalité bulgare post-communiste remarquablement sordide. La narratrice exècre la Bulgarie, son histoire, ses paysages, ses réalisations, son état de délabrement général, sa misère sociale et son manque d'avenir. Depuis la banquette arrière de la voiture où elle est affalée, elle moque tout ce qu'elle voit, mélangeant ses observations et ses souvenirs de jeunesse, puisant dans sa mémoire autant d'images, de sonorités et de blessures qui remontent à la surface, en l'état ou recomposées. Dans ce livre, elle critique non seulement ce père qu'elle a peu connu, mais aussi sa mère et son caractère détestable, ses cousins, ses oncles et ses tantes. A sa soeur ainée, assise à l'avant aux côtés de Rumen, elle voue une détestation certaine tout en manifestant à son égard une curieuse complicité, épisodique et malsaine. Dans ce théâtre qu'elle se fabrique, les ombres et la réalité se mêlent en un kaléidoscope singulier qui laisse peu de place à la beauté : de la Bulgarie, elle n'admire que les icônes (cf. ma citation) et le fromage de chèvre. Cicéron, guide et chauffeur, Rumen conduit la narratrice à verbaliser son histoire personnelle, entreprise facilitée par les inévitables rencontres faites par nos trois protagonistes tout au long du voyage.

Les enjeux du livre ? « Apostoloff » est une auto-analyse noire, macabre, burlesque et baroque (pour ne pas dire, rococo) de la relation de Sibylle avec sa famille. Il est difficile de démêler l'histoire de ce voyage et l'histoire de la famille de la narratrice, une famille qui ne produit que du malheur. Une exception, Lilo, une tante bulgare avec laquelle la narratrice, alors enfant, a entretenu une réelle amitié. Avec ce « Familles, je vous hais », Sibylle Lewitscharoff ne pousse pas seulement un cri du coeur ; elle se met à nu, se risquant à exposer en un long monologue un passé traumatisant qui l'habite encore. Cet ouvrage est une thérapie individuelle : en relatant son drame, Sibylle Lewitscharoff nous jette à la figure une tragédie bien perceptible, nous forçant à lire une partition où se précipitent bégaiements, bafouillages, jeux de mots, railleries et points de suspension. Mais cette confession –qui lui permet de dominer son passé- ne doit pas excéder certaines limites, faute de quoi les protections mises en place viennent à se désagréger. le dosage n'est pas facile : l'auteure souffre d'insomnies, de migraines et de vomissements dès que la pression devient trop forte. Sibylle Lewitscharoff utilise un style mordant, un humour grinçant, riche, inspiré, froid et acide, et nous emmène -tel un bulldozer et sans arrière-pensées- au bout de sa nuit. du deuil de son père, par un tour de passe-passe habile et surprenant, elle fait une autobiographie satirique, moqueuse, lucide et légère qui confine au grand guignol, au risque de heurter la sensibilité du lecteur qui pourrait ne pas tolérer de voir ainsi bousculés les tabous traditionnels (le respect des parents et des anciens, l'effacement et le recueillement devant la mort …). Au terme de ce livre, est-ce que l'auteure a tué la mort ? A-t-elle accompli sa mission ? A vous d'en juger. Pour ma part, je mets 4 étoiles.
Commenter  J’apprécie          250



Ont apprécié cette critique (24)voir plus




{* *}