AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Zebra


Âgé de quarante ans, Lin Yutang (1895-1976), intellectuel chinois ayant en partie vécu aux USA et en Europe et ayant enseigné la littérature anglaise dans des universités chinoises prestigieuses, écrit en 1938 « L'importance de vivre ». Érudit, ayant jusque là plutôt joué le « passeur de cultures » (pétri de culture occidentale, il voulait passionnément faire connaître la Chine à l'Occident et a donc traduit de nombreuses oeuvres de la littérature chinoise), Lin Yutang nous livre un ouvrage dense (438 pages), au titre singulier. Profondément pacifiste et individualiste, Lin Yutang est avant tout Chinois. Pacifiste, Lin Yutang a en horreur les fanatismes et la loi destructrice que l'Italie, l'Allemagne et le Japon tentent d'imposer, respectivement en Europe et en Chine. Individualiste, Lin Yutang veut se situer en dehors de toute école de pensée politico-économique, à commencer par le collectivisme. Chinois, Lin Yutang manie avec aisance et plaisir les arguments et leurs contraires, le réel et l'apparence, la simplicité et la complexité.

Articulé autour de 14 thèmes de réflexion, « L'importance de vivre » déroute quelque peu : l'ouvrage, qui s'apparente à un précis de philosophie, nécessite un réel effort de lecture et d'analyse. Utilisant le ton faussement décontracté de la conversation bienveillante et simple (comme dans le Banquet de Platon), Lin Yutang balaye, thème par thème, toutes les hypothèses, exhume le produit de toutes les écoles de pensée, puis nous propose à chaque fois un certain nombre de repères dans le but de nous décontracter la pensée et de nous faciliter la vie. A partir de sa propre expérience de vie et de pensée, de son intuition et de son bon sens, Lin Yutang explique et argumente, nous offrant ainsi un vrai compagnon de voyage destiné à nous permettre de penser et de vivre en toute indépendance (sans se référer à une école de pensée, sans céder aux effets de mode, donc en restant spontané) et raisonnablement (c. à d. sans « se prendre la tête », sans s'énerver, en gardant par conséquent une attitude positive quelque soient les événements).

Lin Yutang était il y a quelques années encore assez peu connu du public français. Épris de liberté, d'humanisme (l'homme avant tout !) et de sagesse pluri-millénaire, se voulant le défenseur d'un hédonisme mesuré (Lin Yutang souhaite à chacun d'entre nous de pouvoir profiter des plaisirs simples de l'existence), l'auteur nous livre avec « L'importance de vivre » une pensée encore actuelle : en effet, malgré le progrès scientifique et technique, beaucoup ont le sentiment – malgré les moyens déployés - que le bonheur leur échappe. Ce « guide » semble donc fait pour eux !

Et bien non ! C'est un leurre. Ils pensent disposer d'un condensé de sagesse active, prête à l'emploi, apte à résoudre leurs ennuis ? Ils ont entre les mains un monologue, décousu, mécanique, assez banal dans ses recettes, et qui laisse peu de place au libre-arbitre. le supposé dialogue amical avec le lecteur n'est qu'une illusion, qu'un effet de style : Lin Yutang introduit, propose et conclue, en laissant un espace réduit à la contradiction, fort de sa propre érudition. Ce monologue n'est qu'un assemblage de réflexions, les thèmes et, à l'intérieur de chaque thème, les paragraphes s'enchaînant les uns après les autres sans transition et sans grande logique, sans développements systématiques. Cet assemblage de réflexions est construit de façon mécanique, sur le mode « Si ... », « Donc ... », « Alors ... » : le lecteur déambule, sur un rythme oppressant, au milieu d'idées et d'opinions prêtes à l'emploi, présentées à lui dans d'innombrables rayons, mises en valeur avec leurs étiquettes promotionnelles, étant lui-même enrôlé comme simple consommateur de sagesse. Au-delà de cet aspect mécanique, l'ouvrage apparaît comme assez banal dans les recettes qu'il propose, recettes le plus souvent marquées au coin du bon sens et de l'évidence : ainsi (page 121) « seul celui qui est le maître de ses pensées n'en est pas l'esclave ». Enfin, ne dédaignant pas la caricature voire la provocation (page 112, « tout gouvernement absolu a essayé de confondre la littérature avec la propagande, l'art avec la politique, l'anthropologie avec le patriotisme, et la religion avec la vénération du souverain vivant » ou, page 126 « il y a plus d'esclaves en Europe centrale que dans la Chine féodale »), Lin Yutang nous enferme dans un catalogue de recettes à utiliser, du genre « Le bonheur en 10 leçons ». L'image de David Carradine, déguisé en moine Shaolin, égrenant ses confidences au « petit scarabée » nous revient immanquablement en mémoire : où est le libre-arbitre du lecteur ?

L'ouvrage n'est toutefois pas banal. Lin Yutang fait preuve de sensibilité (page 41 « nous prenons la vie trop au sérieux alors le monde est rempli de troubles »), de simplicité (page 52 « les passions ou les instincts sont originellement bons ou mauvais mais il n'y a pas grande utilité à en parler … tenez-vous juste au milieu de la route »), de spontanéité (page 23 « mes sources ? Je ne m'inquiète pas des philosophes ... »), d'originalité (page 22 « j'aime arriver chez moi en sautant la haie »), de calme (page 53 « avec un Dieu raisonnable surveillant une majorité d'hommes raisonnables, tout est parfaitement en ordre dans ce monde ») et d'humour (page 131 « en Bourse, celui qui vend regarde comme un fou celui qui lui achète ce qu'il vend, et vice-versa »).

Au final, voici un essai philosophique, pseudo-scientifique, bien documenté (en fin d'ouvrage, un abondant répertoire invite à tout approfondissement éventuel), méconnu, un peu désuet, assez fastidieux (j'en ai lu moins de la moitié) mais accessible (il n'y a pas de jargon académique) qui invite le lecteur à se pencher sur le bonheur et à tout mettre en oeuvre pour en conserver le niveau et l'intensité. A lire si on est vraiment perdu dans le désert !
Commenter  J’apprécie          290



Ont apprécié cette critique (23)voir plus




{* *}