Oublié de tous, condamné à ronger ma mémoire et mes os, j'ai gardé jour et nuit les chemins d'Ainielle sans permettre à personne d'approcher du village.
Aujourd'hui je ne me souviens pas davantage du temps que j'ai passé sans dormir .Des jours , des mois , des années peut-être.Il ya un moment dans mon existence où les souvenirs et la vie s'interpénètrent.un point indéfini et mystérieux où la mémoire se dissout comme la glace et le temps devient un paysage immobile et impossible à appréhender .Peut-être plusieurs années ont-elle passé depuis ce moment là_ des années qu'un homme quelque part se sera certainement soucié de compter .Ou peut être que non .Peut être la nuit que je suis entrain de vivre est-elle toujours la même que celle oùj'ai compris que j'étais déjà mort et donc , que je ne pouvais plus dormir .Mais , quoi qu'il en soit , qu'est ce que cela peut bien faire maintenant ? Que cent jours , cent mois ou cent ans se soient écoulés , quelle importance ? Cela s'est fait si vite que c'est à peine si j'ai eu le temps de les voir s'enfuir.Si c'est toujours la même nuit qui au contraire se prolonge , sombre et interminable , pourquoi évoquer à présent un temps qui n'existe pas , un temps qui couvre de sable mon coeur ?
La solitude, certes, m’a contraint à un rude face à face avec moi même. Mais aussi, en réponse, à construire sur des souvenirs les pesantes murailles de l’oubli.
Si ma mémoire était fidèle. 1961, si elle ne mentait pas. Et qu’est-ce donc que la mémoire sinon un grand mensonge ? Comment pourrais-je être sûr que c’était bien la dernière nuit de 1961 ?
Un bruit d'ailes noires battra les murs pour les prévenir. Aussi personne ne poussera un cri d'effroi. Personne n'esquissera un signe de croix ou un geste de répulsion quand derrière cette porte les lanternes me découvrirons enfin sur le lit, encore vêtu, les regardant en face, dévoré par la mousse et par les oiseaux.
Comme une rivière barrée, tout à coup le cours de ma vie s’était arrêté et, maintenant, devant moi, seuls s’étendaient l’immense paysage désolé de la mort, l’automne infini où habitent les hommes et les arbres qui n’ont plus de sang, la pluie jaune de l’oubli.
Or moi , j'ai vécu jour après jour la lente progression de sa ruine.J'ai vu s'effondrer les maisons une à une et j'ai lutté en pure perte pour éviter que celle-ci ne finissent avant l'heure par devenir mon propre tombeau .Durant toutes ces années , j'ai assisté à une longue et sauvage agonie .Pendant toutes ces années , j'ai été le seul témoin de la décomposition ultime de ce village qui , peut-être, était déjà mort avant même que je naisse .Et aujourd'hui, au bord de la mort et de l'oubli, résonnent encore à mes oreilles le cri des pierres ensevelies sous la mousse et le lamento infini des poutres et des portes qui pourrissent .
Je le lui avais dit tout net dès le premier jour . S'il quittait Ainielle, s'il nous abandonnait et s'il abandonnait à son destin la maison que son grand-père avait construite au prix de tant de sacrifices, jamais plus il n'y pénétrerait, jamais plus il ne serait considéré comme un fils.
Dès lors j'ai vécu en me tournant le dos.