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Critique de Creisifiction


Arrivé enfin à approcher avec sérénité l'oeuvre de cet auteur phare de la littérature portugaise contemporaine, considéré à ce jour, et très unanimement semblerait-il (surtout depuis la disparition du nobélisé José Saramago), comme le plus grand écrivain vivant de langue portugaise ! Absolument ravi d'y avoir finalement réussi, mes tentatives de lire Antonio Lobo Antunes ayant à vrai dire, jusqu'à présent, toutes fait long feu...Ce, essentiellement, je crois, en raison même de mes deux «patries» linguistiques, enfin je m'entends...Je m'explique : étant bilingue français-portugais, je lis d'habitude des auteurs lusophones, qu'ils soient brésiliens (comme moi) ou portugais (ou bien originaires d'autres contrées lusophones : mozambicains, cap-verdiens...) en VO. Il m'est tout naturellement et totalement inenvisageable d'approcher des oeuvres de langue portugaise dans leur traduction française (soit dit au passage, dans l'autre sens non plus : cela me paraîtrait personnellement tout aussi farfelu de me mettre, par exemple, à lire Proust ou Flaubert en portugais!!!).

Bref, pour revenir à Lobo Antunes, la préciosité de sa langue, traversée en même temps par une grande liberté de ton et de création, par une intertextualité subtile -la plupart du temps sous-entendue de manière assez elliptique-, sa richesse enfin, syntaxique et sémantique, s'appuyant sur différents niveaux de langage (littéraire, familier, argotique, vieux portugais..) m'ont souvent laissé, au bout d'une cinquantaine de pages de lecture, avec le sentiment de m'être totalement égaré, découragé au bord d'un immense Tage de papier, impénétrable, à perte de vue, à l'embouchure trop vaste pour ma petite embarcation de fortune. Et c'est ainsi qu'à chaque tentative, las et frustré, finissais-je invariablement par retourner à quai...

Comment ai-je réussi cette fois-ci ? Eh bien, par une sorte de ruse vis-à-vis de moi-même qui m'est venue spontanément à l'esprit, lorsque je réalisai, tout à fait par hasard, que dans la médiathèque que je fréquente habituellement, il se trouvait un roman de Lobo Antunes, son tout premier de surcroît, «Memória de Elefante», dans la section «oeuvres en langue étrangère», et sa traduction française, «Mémoire d'Eléphant», dans celle des «romans» tout court. Sans trop me poser de questions, j'ai emprunté les deux et pus ainsi lire «Memória de Elefante» en portugais, jusqu'au bout, en me faisant aider, au besoin, de mon exemplaire de «Mémoire d'Eléphant» en français ! Et cela a marché parfaitement ! Tant et si bien qu'au fur et à mesure, j'ai quasiment abandonné toute consultation de la traduction française (sauf pour ce qui est de ses très pertinentes notes de bas de page autour des nombreuses références évoquées par l'auteur, littéraires, artistiques, historiques, entre autres, inexistantes dans l'édition originale).

[ Plus incroyable encore, je viens de me procurer en librairie un exemplaire en portugais d'un autre de ses livres, «Os Cus de Judas» ; l'y ayant consulté au préalable, j'eus le sentiment ô combien agréable et sur le champ euphorisant d'arriver à lire Antonio Lobo Antunes dans l'original et sans trop de difficultés ! (Ou, dans tous les cas, avec une difficulté raisonnable, normale et négociable pour un lecteur de langue portugaise «brésilienne» comme moi, car bien que la langue soit la même dans tous les pays lusophones, il y a bien sûr de grandes diversités de vocabulaires et de «parlers», d'expressions et de façons-de-dire-les-choses d'un pays à l'autre -surtout entre le Brésil et le Portugal-, par conséquent, plus cette langue sera «travaillée», nuancée, enrichie par, ou ancrée dans une culture locale, moins aisée et immédiate deviendra sa compréhension pour un locuteur originaire d'un autre pays lusophone).

Pour clore cette drôle d'affaire, sachez tout de même que j'ai fini par me dire que j'avais développé une forme de blocage par rapport à Antonio Lobo Antunes et que, grâce à cette psychobibliothérapie (tout à fait «sauvage» par ailleurs), je réussis, alléluia, à le lever! ]

«Memória de Elefante» raconte le déroulement d'une journée d'un psychiatre lisboète. Tout comme Antonio Lobo Nunes lui-même, ce dernier ayant exercé en tant que médecin psychiatre avant de se consacrer exclusivement à l'écriture, à partir du milieu des années 80.
Le héros du livre et son entourage proche (membres de sa famille, collègues de travail et amis) n'y seront d'ailleurs jamais nommés explicitement, seulement certains personnages accessoires y auront droit. Quant au narrateur de l'histoire, celui-ci se voit régulièrement usurper sa voix par un «je» se substituant de manière subreptice à la troisième personne de narration, ce qui contribue à donner au récit une certaine tonalité confessionnelle. Si l'auteur cherche d'une part à s'abstenir de toute tentative d'échafauder un récit de type autofictionnel, le personnage central de «Memória de Elefante» semblerait néanmoins largement inspiré de celui du Lobo Antunes, trentenaire lui aussi à cette même époque. Outre l'âge, les origines sociales et la profession médicale, tous les deux se sentent probablement rapprochés par l'énorme impact psychologique provoqué par les atrocités dont ils avaient été témoins pendant la guerre d'Angola. Tous les deux sont pareillement en train de traverser une rupture récente, vécue sûrement -en tout cas dans la fiction par le supposé double de Lobo Antunes-, de manière très douloureuse, confuse et lancinante, à la fois ambivalente sur le fond, en tant qu'homme et amant, vis-à-vis de son ex-femme, empreinte par ailleurs d'une immense culpabilité en tant que jeune père de deux adorables petites filles qui lui manquent tout aussi terriblement.
Serait-ce alors pour indiquer cette filiation littéraire qu'il cherche d'autre part à mettre à distance, que Lobo Antunes aurait cité, en exergue, cette phrase extraite d'«Alice à travers le miroir», de Lewis Carroll : «As large life and twice as natural » ? («Plus grand que nature, et deux fois plus naturel»)

L'homme traversera sous ces auspices une journée entière d'un quelconque vendredi. Nous le suivrons pas à pas dans ce qui va se déployer en fin de compte en un flux-de-conscience quasi ininterrompu, depuis le matin à l'hôpital psychiatrique où il travaille, puis lors d'un déjeuner avec un ami, dans les rues de Lisbonne ou bien chez le dentiste, au bar en fin de journée, et jusqu'à très tard, le soir au casino, à la recherche d'une compagnie féminine de passage. Notre psychiatre traîne partout où il passe un état constant de rage subjective et d'arrachement fantomatique. Il essaiera par tous les moyens possibles de faire face à la sensation croissante de vide et de déréliction qui l'assaille, et notamment à l'aide d'un regard sarcastique et désabusé posé sur lui-même et sur autrui, de contrer avec force application ses affects profonds et douloureux, sa solitude devenue intolérable et les souvenirs qui l'obsèdent, par le truchement d'un cynisme en constant état d'alerte, froid et détaché.

Idiosyncrasies mises à part, ainsi que toutes ces chimères psycholinguistiques personnelles ayant peut-être diriez-vous, occupé trop de place dans ce billet (je vous prie, le cas échéant, de m'en excuser), et m'ayant conduit, hélas (comme dans toute bonne symptomatologie névrotique digne de ce nom), à me priver trop longtemps du plaisir de rentrer véritablement dans l'oeuvre de cet écrivain génial, je me permettrai (pour une fois) de conseiller très vivement aux lecteurs désireux de découvrir cet auteur hyperdoué, doté d'un style unique, parfois réputé «difficile», voire trop «tarabiscoté», de démarrer par ce livre, « Mémoire d'Eléphant », de commencer, comme on dit, par le début, par ce tout premier roman, publié en 1979, aussi premier tome d'une trilogie en lien avec son expérience et ses souvenirs personnels de la guerre d'Angola.

A la fois cérébral et incisif, baroque et féérique, il faut savoir qu'avec Lobo Antunes le lecteur aura souvent l'impression de passer sans transition du chaud au froid, ou vice-versa, au risque de se voir ponctuellement atteindre par de véritables chocs thermo-esthétiques, pendant lesquels, obnubilé par autant de virtuose créative, par une telle succession et accumulation d'images, de figures de langage et de phrases d'une beauté inusitée et potentiellement explosive, il sera susceptible d'oublier momentanément de quoi, au fond, tout cela retournait au départ (un peu à l'image -pardonnez-moi la comparaison ! - de ces clips publicitaires tellement bien tournés visuellement, qu'on finit par ne plus retenir le nom de la marque qu'ils étaient supposés véhiculer !), et devant alors s'astreindre à une petite pause, afin de se ressaisir et pouvoir reprendre le fil de la narration.

Par la force des choses, ayant eu donc ici l'occasion de confronter l'original à la traduction française de ce roman, j'aimerais enfin saluer au passage le travail de Violante do Canto et Yves Coleman. J'ose imaginer, et en tout cas je respecte l'effort colossal que cela doit représenter de se lancer en de telles entreprises de traduction! Si je me permettais néanmoins d'ajouter un tout petit bémol à cette dernière, ce serait justement par rapport à un souci manifeste et un tantinet trop marqué, à mon humble avis, de littéralité, par rapport à l'original, ce qui en soi me paraît louable mais se fait malheureusement souvent au détriment de l'éclat et de l'esprit de la langue, qu'une grande traduction se doit, à mon modeste niveau d'opinion, d'essayer de restituer.
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