«
Mémoire D éléphant » (1997, Métaillé, 213 p.) paru en 1979 sous le titre de « Memória de Elefante », fait partie de la trilogie, consacrée à l'Angola et son retour à Lisbonne. C'est le premier roman de
Antonio Lobo Antunes traduit par Violante do Canto et Yves Cole. Il fait partie de la trilogie avec «
le Cul de Judas » (2013, Métaillé, 234 p.) traduit par les mêmes de « Os Cus de Judas ». Puis, ce sera «
Connaissance de l'Enfer » (1998,
Christian Bourgois, 384 p.) traduit de « Conhecimento do inferno » (1980) par
Michelle Giudicelli. Les deux premiers, et sont parus en 1979 et se situent en Angola. le troisième volet est celui du retour au Portugal, vers l'hôpital Miguel-Bombarda dans lequel le narrateur Lobo Antunes exercera les fonctions de psychiatre jusqu'en 1985.
Antonio Lobo Antunes consacre cette trilogie, appelée trilogie de Benfica, du nom du quartier de Lisbonne où il a grandi. Il la consacre aux souffrances et horreurs qu'il a vécues pendant vingt-sept mois dans la terrible guerre coloniale qui a ensanglanté l'Angola sous la dictature de Salazar.
A Lisbonne, au cours d'une journée interminable de naufrage et de révolte morale, un jeune psychiatre d'une trentaine d'années exorcise ses démons. Ils sont nombreux. Il en écrira un roman en 2007 «
Mon nom est légion », bien que cela s'adresse plutôt à une bande de jeunes adolescents, asociaux et violents. Pour l'instant, lui suffisent la blessure d'un amour trop intense pour ne pas être sans espoir, la hantise de ses souvenirs de guerre en Angola, sa conscience exacerbée de mener une existence vide et de servir une institution dont il condamne le rationalisme forcené. A travers cette confession d'un homme en quête de lui-même, retrouve sa vertu rédemptrice par l'écriture. Mais, il vaudrait mieux, parfois, être capable de tout oublier. Ne pas se souvenir, ne pas s'encombrer la tête à cause de cette «
Mémoire D éléphant » qui remplit la tête, le coeur et l'âme de souvenirs, de nostalgie, de regrets, grignotant lentement notre raison à la manière d'une délicate dentelle.
« Pourquoi est-ce que je me souviens toujours de l'enfer ? se demanda-t-il : parce que je n'en suis pas encore sorti ou parce que je l'ai remplacé par un autre genre de torture ? ».
L'amour exprimé par le psychiatre pour sa femme dont il est séparé est sublime et je crois bien que c'est la première fois que je vois de véritables déclarations d'amour dans un livre de Lobo Antunes lui qui, d'habitude, traite le couple avec beaucoup d'amertume et d'ironie.
Le narrateur du livre et son entourage proche, que cela soit les membres de sa famille, ses collègues de travail et amis, ne sont jamais nommés explicitement. Seuls certains
personnages accessoires y auront droit. Quant au narrateur de l'histoire, sa voix à la première resonne «je» est souvent remplacée par la troisième personne de narration.. Résultat, le récit prend souvent une tonalité confessionnelle.
Le personnage central semble néanmoins largement inspiré de celui du Lobo Antunes, lui aussi trentenaire à cette même époque. Outre l'âge, les origines sociales et la profession médicale, tous les deux ont également en commun l'énorme impact psychologique provoqué par les atrocités dont ils ont été témoins pendant en Angola. Tous les deux sont aussi en train de traverser une rupture récente, vécue sûrement -en tout cas dans la fiction par le supposé double de Lobo Antunes, de manière très douloureuse, confuse et lancinante.
Une journée entière d'un quelconque vendredi, quelques années après la révolution des oeillets de 1974 et la fin de la dictature de Salazar. le médecin s'est séparé de sa femme qu'il aime, de ses enfants qui lui manquent tant, la solitude l'assaille, les souvenirs de ses années de service militaire en Angola l'étouffent, le regard qu'il porte sur son monde est aussi lucide que désespérant. C'est une charge en règle contre l'absurdité du régime psychiatrique, de la colonisation et de ses horreurs, de la morale bourgeoise si hypocrite.
Depuis le matin à l'hôpital psychiatrique où il travaille, puis lors d'un déjeuner avec un ami, dans les rues de Lisbonne ou bien chez le dentiste, au bar en fin de journée, et jusqu'à très tard, le soir au casino, à la recherche d'une compagnie féminine de passage, comme il en trouve dans «
le cul de Judas ».
L'incipit commence ainsi :« Il travaillait dans l'hôpital où son père avait exercé et où très souvent, pendant son enfance, il l'avait accompagné : un ancien couvent avec, sur la façade, une horloge de mairie de village, une cour aux platanes rouillés, des malades en uniforme errant au hasard abrutis par les calmants, le sourire gras du concierge retroussant ses lèvres vers le haut comme s'il allait s'envoler : de temps en temps, métamorphosé en encaisseur, ce Jupiter aux visages successifs surgissait devant lui au coin de l'infirmerie, sa serviette en plastique sous l'aisselle, en brandissant un bout de papier impératif et en suppliant : La petite cotisation de l'Association, docteur ».
L'image de l'éléphant dans le roman de Lobo Antunes (1997) est essentiellement une métaphore, mais elle ne se restreint pas pour autant à l'expression usuelle choisie pour titre : «
Mémoire D éléphant ». Elle jalonne le texte et se présente de deux manières différentes : le souvenir d'enfance, et le regard dévalorisant qu'il porte sur lui-même. Dans le premier cas, c'est une visite du jeune garçon à l'éléphant du zoo de Lisbonne. Souvenir qui survient à plusieurs reprises. Une première fois où il compare les grooms de l'hôtel. « Qu'est-ce qui pousse les portiers-amiraux […] à échanger la mer contre des restaurants et des hôtels, dont les passerelles de commandement se réduisent aux proportions d'un paillasson usé, à tendre la sébile de leur main dans l'attente de pourboires comme l'éléphant du jardin zoologique ». Puis il récidive « Les anciens commandants privés de guerre tombent dans la déchéance et perdent leur dignité, tel l'éléphant du jardin zoologique forcé d'obéir à la bêtise de l'homme ».
Puis c'est une action stupide qui lui revient, due à la bêtise de l'homme. « Quand j'étais gamin dans les années 70, un évènement avait défrayer la chronique. Un sale type, pour s'amuser à ses dires, avait mis une cigarette à la place d'une cacahuète dans le doigt (le bout de la trompe) d'un éléphant d'un zoo... Bien des années après, ayant oublié cette horreur où les médecins eurent beaucoup de mal à calmer l'animal ». La ville apparaît comme un véritable zoo humain, avec des animaux en cage dont il serait un des geôliers.
Quant au regard dévalorisant qu'il porte sur lui-même, il l'éprouve lorsque sa voiture est coincée entre deux véhicules. Il la compare à un vieux prospectus retenu par deux éléphants en ivoire sur les étagères de sa grand-tante.
Par opposition, le livre de
José Saramago, fait tout d'abord appel à l'Afrique. « Nous garderons le souvenir de ces jours de façon qu'on puisse dire que nous aussi, modestes soldats portugais, nous nous souvenons de l'éléphant ». Mais «
le Voyage de l'éléphant », de (2008, Seuil, 215 p.) traduit par
Geneviève Leibrich de « Viagem do Elefante » raconte une tout autre histoire. C'est le voyage d'un éléphant que le roi Dom João III, marié à Catherine d'Autriche, avait décidé d'offrir à son neveu, l'archiduc Maximilien II, gendre de Charles Quint. L'animal, appelé Salomon, devait traverser l'Europe en raison des extravagances royales et des stratégies absurdes. Il est accompagné de son cornac Suhbro et d'un cortège subséquent. « Un éléphant n'est pas une bête qui se puisse caser dans une gondole, si tant est que les gondoles existaient déjà à cette époque, au moins dans leur configuration d'aujourd'hui proue relevée et couleur noire funèbre qui les distingue de toutes les marines du monde, en encore moins avec un gondolier chantant à la poupe ». Son itinéraire n'est pas sans rappeler l'odyssée des mythiques éléphants d'Hannibal. Symbole de
la splendeur du Portugal, ce pachyderme était censé constituer comme un passage de témoin vers l'Empire portugais aux nouveaux seigneurs du monde. « Faut bien mourir de quelque chose, monsieur le curé, Ne me sors pas ce genre d'âneries, laisse les évangiles en paix et prête davantage attention à ce que je dis à l'église, ma mission, et celle de personne d'autre, c'est d'indiquer le droit chemin, rappelle-toi que qui s'engage sur les chemins de traverse ne sort jamais de la voie de la tristesse, Oui, monsieur le curé ».
Le propos de chacun des récits peut être ramené à la fois à une thématique nationale et à une thématique plus universelle. « Aller rendre visite à l'éléphant Salomon aujourd'hui est, comme on le qualifiera peut-être à l'avenir, un acte poétique ».
La guerre, d'Angola bien entendu, reste présente tout au long du récit. Mais ce n'est pas la guerre guerrière, ou celle des chevaliers conquérants, mais celle de la réalité de la guerre coloniale, des riches et nantis contre les pauvres et démunis. Celle vécue dans leur chair par les jeunes portugais, à qui on n'a pas demandé ce qu'ils allaient faire là. Tout comme ce soldat-médecin. « Que sait ce quinquagénaire imbécile au sujet de la guerre en Afrique où il n'est pas mort et n'a vu personne mourir, que sait ce crétin des administrateurs de brousse qui enfonçaient des glaçons dans l'anus des Noirs qui leur déplaisaient, que sait ce couillon de l'angoisse de devoir choisir entre le dépaysement de l'exil et l'absurde stupidité des tirs sans justification, que sait cet animal des bombes au napalm, des jeunes filles enceintes passées à tabac par la PIDE, des mines qui fleurissent en champignons de feu sous les roues des camionnettes, de la nostalgie, de la peur, de la fureur, de la solitude, du désespoir ». Alors l'héroïsme, dans tout cela, où est-il ? Retour à l'uniforme du portier de l'hôtel, et à l''éléphant du zoo. Retour aussi à sa lâcheté, face à une famille qu'il a quittée. « et le remords de s'être esquivé un soir, la valise à la main, en descendant l'escalier de la maison où il avait habité durant si longtemps, prenant conscience, marche après marche, qu'il abandonnait beaucoup plus qu'une femme, deux enfants et un réseau compliqué de sentiments tempétueux mais agréables, patiemment mis de côté ».
Ce dont nous parle Lobo Antunes, c'est de son « douloureux apprentissage consistant à être vivant ». Il a quitté son épouse, qu'il a aimée passionnément, qu'il aime toujours.il a quitté ses filles qu'il aime tout autant. Il erre la nuit dans les bars, les casinos de banlieue, participe trois fois par semaine à une analyse de groupe dont l'efficacité lui semble douteuse à lui le psychiatre. Tout le révolte, le bouleverse, l'atteint. Sa conscience torturée ne trouve des moments de répit que dans les instants qu'il passe avec ses filles, lorsqu'il les emmène au cirque et que le monde réel s'abolit pour laisser place à la beauté des contorsionnistes et des saltimbanques. C'est la seule lueur qui vient éclairer cet abîme. le souvenir des moments passés avec sa femme et ses deux filles. Sa
mémoire d'éléphant. Mais la relation privilégiée qu'il a connue ne fait que mettre en évidence la difficulté qu'il y a à communiquer avec les autres, le manque de fraternité et de tendresse, sa solitude infinie et le temps qui passe. « Portes portes closes, fermées : le psychiatre et sa femme laissaient toujours la chambre de leurs filles ouverte et parfois, pendant qu'ils faisaient l'amour, les mots confus de leurs rêves se mêlaient à leurs gémissements dans une tresse de sons qui les liait d'une manière si intime. La certitude de ne jamais pouvoir se séparer semblait calmer la peur de la mort, en la remplaçant par une apaisante sensation d'éternité : rien ne serait différent de ce qu'il était alors, les filles ne grandiraient jamais et la nuit s'allongerait énormément. Un certain temps, un silence de tendresse, avec le museau du chat endormi à côté du poêle, les vêtements au hasard sur les chaises et la compagnie d'objets familiers ».
La ville est comme un véritable zoo humain, avec des animaux en cage dont il serait un des geôliers. Il se sent complice de cette caste qui enferme ceux qui ne s'intègrent pas dans le cadre et envoie le peuple se faire tuer pour défendre ses petits intérêts. Lui, ne sait plus très bien qui est fou et qui ne l'est pas. « Abandonner les gens avec des diagnostics, les écouter sans les écouter, rester en dehors d'eux comme au bord d'une rivière dont les courants, les poissons et la nature est inconnue ».
Ses origines, son milieu social, son père médecin, ses études de médecine, son mariage juste avant son départ pour la guerre d'Angola, la naissance de ses filles, l'expérience traumatisante de la guerre, son envie d'écrire. Rien ne lui a réussi. Si peu de positif. Son métier de psychiatre est évoqué aussi de façon négative par « la concavité du rocher où il est né, assistez au tourbillon du déluge sans vous mouiller les pieds ».
« La véritable aventure que je propose est celle que le narrateur et le lecteur entreprennent ensemble vers la noirceur de l'inconscient, vers la racine de la nature humaine ».