Dix sept, dix huit ans, le monde est encore beau, surtout pour des filles comme celles-là, avec leurs mères et pères qui bordent chaque soir et s'assurent que toutes les portes de la maison ferment à clé. D'après son expérience, ce sont le temps et les circonstances qui vous changent un caractère.
Tout politicien digne de ce nom sait que la route d'une élection passe par Pleasantville
Depuis juin, il y avait eu trois cambriolages dans le coin. Même le siège de campagne du candidat Hathorne, sur Travis Street, avait été visité, et le Chronicle en avait largement profité pour dénoncer l’incapacité manifeste de l’ancien directeur de la police à assurer la sécurité de son propre QG. Le bureau de Jay avait subi le même sort en juillet, quand les voleurs avaient entièrement dégondé la porte de derrière, puis étaient repartis avec une mallette à perceuse Sears, la minitélévision couleur Sony grâce à laquelle Eddie Mae avait suivi le procès O.J. Simpson de bout en bout, enfin un peu de liquide et un bracelet en or. Une semaine plus tard, Jay avait fait installer un système d’alarme. Cette fois, ils avaient dû passer par une fenêtre.
Channel 13 et Channel 11 commentaient déjà le duel local, qui plaçait Sandy Wolcott et Axel Hathorne, né à Pleasantville, dans la dernière ligne droite pour briguer le siège du maire le mois prochain, et mettait Houston, Texas, à deux doigts d’avoir son premier maire noir depuis sa fondation cent soixante ans plus tôt.
Jay avait lui-même décoré la maison vieille de quatre-vingt-sept ans, comme si sa femme pouvait encore passer des après-midi tranquilles sur la véranda qui faisait tout le tour, comme s’ils pouvaient repartir de zéro. Il s’attendait plus ou moins à franchir un jour le portail en fer forgé et à la trouver assise dans le jardin, sur la double balançoire blanche qu’il avait construite de ses mains. Avec ses exigences sans fin et ses demandes d’attention constantes - les poignées de porte manquantes, les ampoules cassées, les sols qu’il avait décapés tout seul -, cette maison lui avait sauvé la vie aux pires moments de l’année passée. Il la remerciait chaque jour de lui avoir mis des outils dans les mains pendant tous ces longs après-midi où il avait laissé son cabinet partir à vau-l’eau