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Critique de julien33


« La pensée du passé nous rend fous.»
Charles Baudelaire
« Crains dans le mur aveugle un regard qui t'épie (...) »
Gérard de Nerval. « Vers dorés. »


Les spécialistes de Lovecraft s'accordent parfois à dire que figure dans ce roman, la quintessence de l'oeuvre de l'écrivain. Ce roman, il est vrai est un des plus terrifiants, qui ait jamais vu le jour dans toute la littérature fantastique.

Lorsque Charles Dexter Ward, un archéologue d'une vingtaine d'années, découvre parmi ses ancêtres le sorcier Joseph Curwen, il manifeste aussitôt un vif intérêt pour la chose. Grand maître de la magie noire, Joseph Curwen s'est échappé de Salem lors de la grande chasse aux sorciers du dix-huitième siècle, et est venu s'installer à Providence, où il mourut en 1771. Ward commence alors dans les années 1920, d'importantes recherches généalogiques concernant son ancêtre. Progressivement, la passion du jeune homme va se pervertir, et le faire basculer dans la folie. Il finit par laisser tomber l'approche purement généalogique, pour se consacrer à l'étude des sciences occultes, et finalement, s'inscrire dans la continuité des travaux de son terrible aïeul.

le docteur Willett, médecin de la famille Ward, enquête sur cette affaire diabolique, où l'horreur et l'inconcevable ne sont pas en reste... Pourquoi l'écriture de Ward devient-elle peu à peu semblable à celle de Curwen ? Pourquoi des sépultures sont-elles profanées ? Quelles sont ces mystérieuses invocations psalmodiées par le jeune homme dans la demeure familiale ? Que signifient ses métamorphoses physiques et morales qui l'amèneront à être interné dans une maison de santé ? Quelle est cette chose interdite venue de l'autre côté du temps, troubler le sommeil des habitants de Providence ? C'est après avoir découvert un portrait de Joseph Curwen, ainsi que des documents lui ayant appartenus, que Ward ne sera plus. le sorcier avait pris la précaution de laisser la recette alchimique de sa résurrection. Ward croyait avoir découvert un simple portrait, mais en vérité c'est le portrait qui l'attendait... le monstre n'attendait que le moment de sa résurrection pour assassiner son descendant (qui est aussi son sosie), prendre sa place, s'intégrer dans le monde moderne, et continuer ses pratiques de magie blasphématoire.

Peu à peu, et avec une rigueur quasi policière, se dévoile une sombre nécromancie, une effroyable histoire de possession au-delà de la Tombe et du Temps. En effet, grâce à sa sinistre alchimie, Joseph Curwen avait réussi à faire surgir des formes corporelles, à partir de certains Sels essentiels.

Lovecraft nous entraîne alors dans les dédales d'un ésotérisme satanique, où les frontières entre horreur, merveilleux, et fascination, tendent à s'abolir. La confusion et le malaise gagnent le lecteur avec une aisance peu commune. A partir d'un certain stade de la lecture, il devient impossible de distinguer l'ancêtre du descendant, et l'on ne peut savoir lequel est devenu le miroir de l'autre. La symbiose Ward-Curwen, abominable mélange entre deux siècles, nous fait accéder à cette terreur cosmique, si chère à Lovecraft.

Comment ne pas voir dans ce texte un magnifique sujet pour la psychanalyse ? le passé n'y incarne t-il pas le meurtre et la férocité universelle ? le désir de récapituler le temps, le désir de se confondre avec nos propres origines, ne nous exposent-ils pas à une destruction certaine ? Tel est l'avertissement de Lovecraft. La passion du passé est une maladie. Devons-nous appeler cela « hérédité », « déterminisme » ? Pourquoi pas. Mais l'important c'est cette chose féroce qui nous guette, tapie dans l'ombre du temps, et qu'il vaudrait mieux ne pas réveiller. Elle pourrait bien nous rattraper si on la réveille, et nul ne saurait dire alors ce qu'elle pourrait faire de nous. Curwen ne parlait-il pas de son descendant, quand il écrivait dans sa correspondance : « Et de la Semence d'Autrefois naîtra Celui qui regardera en Arrière sans savoir ce qu'il cherche. » ?

Histoire d'épouvante, récit initiatique, magistrale variation sur le thème du double, L'affaire Charles Dexter Ward, est bien un roman de la transcendance, symbolisant avec une rare puissance la déchéance de l'homme, face à une force qui lui est supérieure. A mettre au même niveau que le Procès de Kafka, dans la bibliothèque du vingtième siècle.
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