AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Il se peut que le lecteur me considère comme incorrigiblement indiscret quand j'avoue à quel point cet homme excitait ma curiosité..."
(A.C. Doyle, "Une étude en rouge")

Je n'ai qu'un seul regret : n'avoir pas pu découvrir ces pastiches holmesiens de Lovegrove quand j'étais gamine. J'étais alors une inconditionnelle d'Holmes ; il était pour moi... élémentaire !
Le génial Sherlock m'a appris, d'une certaine façon, un tas d'astuces utiles. Mais il était surtout un incroyable tremplin littéraire. Quand on a fini ses "Archives" après "Son dernier coup d'archet", il ne reste plus qu'à trouver un remplaçant : quelqu'un qui sait maîtriser les mystères de la brume londonienne aussi bien que Doyle. On se tourne vers Wilkie Collins, qui nous dirige vers Dickens, ou Poe... qui, à leur tour, ouvrent d'autres portes. Beaucoup de portes, même, au point que la lueur des becs de gaz victoriens commence à s'estomper naturellement, ainsi que l'odeur de la pipe de bruyère et les saveurs imaginaires des puddings de Mme Hudson.
La gentille rime d'un poète tchèque, qui disait : "Sherlock Holmes, gloire à son nom !/vivra à jamais dans les contes pour mômes" ne me mettait plus dans une colère noire, au bout d'un certain temps. Je relis toujours les aventures d'Holmes et Watson avec plaisir, mais aussi avec nostalgie. On comprend très bien le succès du Grand Détective, qui dure depuis sa première apparition dans The Strand en 1887 - les histoires d'Holmes sont tout bonnement sensationnelles !
D'un côté un as pragmatique de la méthode déductive, de l'autre ce nigaud de Watson. le mystère est toujours du genre "inédit", agréablement capillotracté, parfois avec quelques relents de surnaturel qui font frissonner Watson et ricaner Holmes. Doyle avait un grand don pour inventer des scénarios à la fois explicables et suffisamment tordus pour qu'on soit obligé de suivre les raisonnements d'Holmes jusqu'au bout : impossible de deviner !

Je vais maintenant m'aventurer sur le dangereux verglas de la subjectivité, si je dis que Lovegrove a réussi à saisir l'essence même d'une bonne aventure holmesienne, en nous proposant les meilleurs pastiches qui soient. Son Holmes reste Holmes ; nul besoin de le "dévoiler", ni de le "psychologiser" pour le rendre davantage "humain". Lire Lovegrove, c'est pratiquement reprendre là où Doyle s'est arrêté, et peu importe que ce soit avec une trilogie où Holmes se fait (presque) étouffer par les tentacules de Cthulhu. Disons que certaines histoires de Doyle nécessitent aussi une bonne dose de "suspension de l'incrédulité", quand on se promène dans les marais phosphorescents autour du manoir des Baskerville, quand on contemple un visage pâle dans une fenêtre, quand on affronte un singe humain, ou quand on découvre un vampire dans le Sussex...
Dans "Sherlock Holmes et le Démon de Noël", on abandonne le monde de Lovecraft pour retourner aux sources. Et c'est encore mieux.

J'apprécie en particulier le fait que Lovegrove renoue à la fois avec le pur canon holmesien, et avec cette curieuse tradition des Noëls victoriens, qui consistait en un mélange du joyeux et du macabre. Rien de tel que d'entonner en choeur "God Rest Ye Merry, Gentlemen" après une succulente dinde et un verre de sherry, laisser glisser le regard vers les cartes postales qui ornent le manteau de la cheminée (avec les motifs traditionnels d'oiseaux morts, grenouilles humanoïdes ou bonhommes de neige sinistres), puis éteindre la lumière pour se faire agréablement peur avec des histoires de fantômes. Et Lovegrove sait bonifier tout cela, pour le plus grand plaisir de son lecteur.

Y a t-il vraiment un fantôme qui hante le château de Fellscar ? On sait qu'Holmes ne refuse jamais son aide à une jolie femme en détresse, et encore moins si le cas lui semble "intéressant". le cas d'Eve Allerthorpe l'est indubitablement : elle doit bientôt hériter de la fortune de sa tante Jocaste, à condition d'être déclarée saine d'esprit le jour de sa majorité. Or, la mère d'Eve n'était pas tout à fait saine d'esprit... et Eve elle-même commence à douter de sa propre raison, avec les phénomènes étranges qui se multiplient à Fellscar, ces derniers temps. Est-ce le fantôme de sa défunte mère ? Et ce n'est pas tout : c'est comme si la vieille légende du Yorkshire qui la terrifiait dans son enfance - celle du Thurrick Noir, une angoissante antithèse du gentil Père Noël - devenait réelle. Impossible de dire si quelqu'un manipule Eve, ou si Eve est elle-même une rusée manipulatrice.
On se rend donc, en compagnie du sceptique Holmes et du trouillard Watson, dans le fin fond du Yorkshire, dans une demeure quelque peu délabrée, qui possède tout le charme des récits gothiques. Les aristocratiques Allerthorpe tolèrent tout juste la présence du célèbre détective, ce qui n'empêche pas Holmes de fureter discrètement de la cave jusqu'à la plus haute tourelle du château. Ni de démêler, grâce à ses aptitudes étonnantes, les ficelles qui font bouger toutes les marionnettes de l'histoire. La famille remercie, le brave Watson applaudit, et le lecteur sourit aux anges.

Il est évident que Lovegrove connaît son Doyle sur le bout des doigts, en y ajoutant encore un petit plus qui ne peut que ravir les amateurs. Comme d'habitude, son livre oscille très subtilement entre hommage et parodie, mais n'oublions pas que Doyle se parodie déjà lui-même - avec un plaisir non-dissimulé - dans "How Watson learned the trick" (1924). le passage où Holmes cite les cas imaginaires qui attendent encore la plume de Watson (quel dommage que "l'étrange affaire du comte di Ruspoli et du cab disparu", ou "le cas de l'évêque de Chichester et de sa collection de papillons rares d'Amazonie" n'existent pas !), celui où plus personne au château ne veut jouer avec lui aux charades de Noël (pour des raisons évidentes !), ou sa tactique pour faire fuir les effrayants jumeaux Dawson valent leur poids d'or.
Il est tout aussi louable que l'auteur ne sous-estime pas son lecteur, et ne lui propose pas une histoire légère dans une "langue légère". le vocabulaire de Lovegrove est une merveille : il ne sait pas seulement écrire "comme Doyle", il sait écrire tout court. C'est agréable, drôle et intelligent, et d'autant plus grand est le mérite d'Arnaud Demaegd qui a su restituer tout cela en un français qui fait plaisir à lire. J'ai trouvé exactement ce que je suis venue chercher, donc 4,5/5.
Commenter  J’apprécie          6418



Ont apprécié cette critique (61)voir plus




{* *}