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Critique de Mary47


J'ai souvent entendu parler des récits de voyages d'Ella Maillart en termes assez (et uniquement) dithyrambiques: cette femme exploratrice, courageuse, voyageant seule à une époque où ça ne se faisait pas, pionnière de l'émancipation féminine, etc.

Curieuse depuis longtemps de découvrir son écriture, je me suis enfin lancée dans un des ses livres, La voie cruelle, où elle relate un voyage en Ford de la Suisse à l'Afghanistan, en passant par la Turquie et l'Iran, en compagnie d'Annemarie Schwarzenbach, autre figure de l'orientalisme du début du XXème siècle.

Alors qu'Ella dégage l'impression d'être une femme très saine, solaire, simple, toujours prête à aller de l'avant, Annemarie (renommée ici Christina) est son versant obscur : icône androgyne à l'orientation sexuelle peu claire, elle est torturée par ses pensées, rongée par l'addiction à la morphine et la dépression. Un bien étrange duo, qui s'aventure dans des contrées lointaines et évidemment, le voyage physique vers l'inconnu s'accompagne d'un voyage intérieur qui ne va pas bien se terminer pour Annemarie.

Je ressors assez déçue de cette lecture, et je vais essayer de formuler une critique pas trop injuste.

Bien sûr, pour l'époque (et je dirais même encore plus aujourd'hui, alors que ces pays se sont tragiquement radicalisés), ce voyage réalisé par deux femmes est exceptionnel, et nous permet de découvrir des régions mal connues depuis l'Occident: un must pour les fans de voyage, d'Orient et de dépaysement.
Mais à lire Ella Maillart, le voyage est loin d'être aussi risqué et "émancipateur" qu'annoncé.

Partout où elles arrivent, les deux Suisses se font accueillir par les expatriés ou les autorités locales, et traiter avec pleins d'égards, inviter à manger et à dormir. J'ai un peu tiqué quand Ella avoue débarquer dans une ville turque où "à la meilleure auberge de la ville on délogea un docile commis voyageur pour nous donner sa chambre."

"Lorsque nous avions besoin d'eau pour nos radiateurs surchauffés, l'appel du gouverneur faisait surgir des hommes portant des outres pourvues de bretelles".

Et les exemples dans ce genre se multiplient.

Loin d'avoir à affronter à un moment ou l'autre un réel danger ou à faire appel à des ressources personnelles insoupçonnées, les deux femmes sont tout le long littéralement escortées par des hommes, certes (parfois trop) curieux de les voir là, mais empressés de les nourrir, aider et de réparer leur voiture. Pas vraiment ce à quoi je m'attendais en termes d'aventure ou de découverte authentique des cultures locales....

Il m'a semblé qu'Ella Maillart pose un regard sur le monde qui reste très suisse/occidental et, il faut le dire, bourgeois. L'argent et les ressources en tout genre ne semblent jamais être un problème pour elle, avec sa longue liste de contacts parmi les élites culturelles et économiques de tout le continent. Son regard sur l'Orient est celui d'une touriste aisée, cultivée certes, mais un regard qui reste distant, supérieur, à la "National Geographic".

Alors que Nicolas Bouvier, par exemple, se retrouve malade et désorienté à la fin de son voyage où il passe des mois seul à Ceylan, remettant tout en question dans un semi-délire qui donnera naissance à son plus beau texte, Ella Maillart garde en tout temps son sang-froid, son bon sens, et suit son plan de départ à la lettre. En quelque sorte, pour reprendre les mots de Bouvier, le voyage ne la défait pas. Alors, à quoi bon partir, si c'est pour aller voir ailleurs ce qu'on sait déjà, pour ne faire que confirmer nos idées préconçues?

Le personnage tourmenté de Christina introduit un peu d'imprévu dans le récit mais à nouveau, Ella Maillart, trop raisonnable, ne parvient jamais à la comprendre, ni son questionnement sur sa sexualité, ni son mal-être, qui semblent l'agacer plus qu'autre chose.

Alors que Christina, en plein sevrage, souffre le martyre et gît au lit avec des doses d'aspirine, Ella achète les manteaux brodés qui lui plaisent (directement à leur propriétaire!) et se "goinfr[e] de coq au vin suivi d'un soufflé un chocolat"... Malaise...

J'espère ne pas être trop dure avec cette critique. Bien sûr, il faut replacer ce texte dans son époque et ce voyage est en lui-même un témoignage passionnant de l'histoire, de la culture de ces régions et des rapports complexes entre Orient et Occident. Rien que pour ça, il vaut tout à fait la peine d'être lu. Mais si vous venez à ce texte avec l'intention d'être "secoué" par un voyage et une écriture, vous risquez comme moi d'être un peu déçu.
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