Les Absents

Parfois la colère me prenait, grossissait comme une vague, je détestais cette absente que j'étais devenue, car il fallait bien se rendre à l'évidence, je n'étais plus vivante qu'à moitié. J'étais habitée par des morts, des disparus, des fantômes, des absents, j'étais une maison hantée.

bref, je l'aimais, j'aimais l'aimer, j'aimais avoir enfin un premier amour, brun et si beau.

Et puis il y a les absents. Leurs noms et leurs adresses ne servent plus a rien mais je ne les efface pas. Ce sont ceux des personnes qui ont compté, mais qui sont sorties de ma vie, par désamour, par égoisme, par lacheté, et parfois sans raison, parce que le temps nous a filé entre les doigts, parce que nous n'avons rien tenté pour le retenir, parce que nos vies ont empruntés des chemins qui ne se sont plus croisés. Ce sont aussi ceux de personnes qui ne sont plus mais qui continuent de vivre dans les failles de ma mémoire, dans certains de mes gestes, dans mes émotions inattendues qui parfois me submergent, dans des chagrins qui me rattrapent, dans de minuscules fidélités à des moments partagés.

Un sentiment d'étrangeté, de non-appartenance, de distance au monde, au début fugace, s'ancrait en moi de façon persistante. C'était comme si une vitre me séparait des êtres et des choses. Tout cela creusait en moi un vide, et m'aurait fait dériver, si je n'avais pu le partager un peu ; j'étais comme en exil.

Il découvrit la psychanalyse à la faveur d'un séjour prolongé dans le Paris de la fin des années 70 où l'on s'analysait mutuellement et sauvagement à tout propos, s'invectivait à coups de concepts généralement compris de façon approximative, voire pas du tout, s'aimait brièvement en invoquant des pulsions désirantes et se quittait avec nonchalance sans s’embarrasser d'explications ou en hasardant quelques pistes glanées dans le séminaire de Jacques Lacan ou Julia Kristeva, auquel on n'avait pas assisté mais qu'importe.

Plus que discrète, elle était silencieuse, ne parlant que si on l'interrogeait, donnant rarement son avis de façon spontanée, y compris pour approuver nos choix de tissus et de coupes. A peine savions-nous qu'elle habitait avec ses vieux parents et d'autres membres de sa famille élargie. Elle n'avait d'opinion sur rien. Elle préférait prendre son repas seule, pour ne pas être forcée de parler. Je me demande aujourd'hui d'où venait ce silence, s'il n'était pas la seule manifestation de son refus d'une vie qu'elle n'avait pas choisie et d'un sort qui l'avait traitée sinon avec cruauté, du moins avec une relative indifférence. Si son silence n'était pas la seule manifestation de sa liberté, son seul choix, sa façon d’exister en dehors de tout le reste qui n'était que contraintes.

Et je partais, je retrouvais les miens et la lumière de la Méditerranée et je revenais réchauffée, presque consolée, sans imaginer que Clémence ou Sophie ou Jeanne se glissaient dans la place que je laissais vacante. Les infidélités de Paul m'avaient bouleversée, la première surtout qui avait pris le visage de Clémence. Il m'avait semblé que le sol devenait meuble sous mes pieds, que j'avais pris racine dans une terre qui me trahissait, comme lorsqu'on apprend qu'on a bâti sa maison sur une zone inondable, ou sur le flanc d'un ancien volcan.

ALICE
Je savais son numéro de téléphone par coeur. Nul besoin de le noter. Il était une promesse de bonheur. Je l'avais quand même inscrit par coeur.
"Je peux aller jouer chez Alice?"
Le plus souvent la réponse était oui, car Alice était ma cousine. Mais surtout parce qu'elle avait une vie chahutée, et qu'il était admis dans la famille qu'elle avait besoin d'être entourée. Dans un pays où tous les mariages sont religieux et où le divorce n'existe pas, le statut d'enfant de divorcés est un dur métier. Le divorce n'existe pas, certes, mais on peut néanmoins, grâce au précieux soutien de son compte en banque, s'acheter une virginité, une "annulation de mariage" auprès des autorités religieuses compétentes."

"Je n'aime pas le mot "racines" et l'image encore moins. Les racines s'enfouissent dans le sol, se contorsionnent dans la boue, s'épanouissent dans les ténèbres ; elles retiennent l'arbre captif dès la naissance, et le nourrissent au prix d'un chantage : " Tu te libères, tu meurs."
Les arbres doivent se résigner, ils ont besoin de leurs racines ; les hommes pas. Nous respirons la lumière, nous convoitons le ciel, et quand nous nous enfonçons dans la terre c'est pour pourrir. La sève du sol natal ne remonte pas par nos pieds vers la tête, nos pieds ne servent qu'à marcher. Pour nous, seuls importent les routes."

Certains noms et adresses sont se qui reste de pans entiers de ma vie, de ses replis inquiets, de ses méandres incertains. Derrière, il n'y a plus que des trous. Des passoires à travers lesquelles se seraient écoulés des épisodes de ma vie dont il ne reste rien, des relations en miettes, des dizaines d'heures, de journées, de semaines dont rien n'a survécu. Mes carnets listent banalement, certes, des noms, des adresses, des numéros de téléphone, mais ils sont aussi les répertoires de mes échecs, des divorces petits et grands qui m'ont meurtrie, des trahisons et des malentendus qui ont jalonné ma vie. Et des morts dont je ne veux pas être consolée.