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Critique de clesbibliofeel


J'ai entrepris la lecture de ce texte afin de découvrir Thomas Mann, n'ayant encore rien lu de cet auteur allemand réputé. Bien m'en a pris de suivre les conseils de Patrick Schindler, auteur de Klaus Mann ou le vain Icare et de commencer par ce Tonio Kröger à la fois oeuvre de fiction, transposant les débuts de l'auteur lui-même, et découverte d'une forme littéraire insolite.

Court roman ou nouvelle ? 116 pages avec ce qu'il faut de notes très intéressantes pour raconter à la troisième personne des épisodes de la vie d'un adolescent de la bourgeoisie allemande, fils du consul Kröger, à la recherche de son identité. Il est formé de 9 chapitres se présentant chacun comme une nouvelle, le lien s'éclairant à la fin. C'est tout à fait particulier, original et réussi.

L'action se déroule au départ à Lübeck, port de la mer baltique (ville où Thomas Mann est né). Introduction des oppositions de caractères entre Tonio Kröger - jeune artiste en proie au doute et introverti - et son camarade Hans Hansen - qui lui profite de la vie ordinaire sans se poser de questions. Tonio est amoureux de la belle Ingeborg Holm qui l'ignore. La leçon de danse, en présence de celle-ci, animée par un maître de danse grotesque et sûr de lui, François Knaak, est mémorable.

Puis Tonio se livre « à la puissance de l'esprit et du verbe » à Munich, « qui lui promettait grandeur et réputation ». Il y rencontre l'artiste Lisaveta Ivanovna, en tout point l'opposée du bourgeois Tonio Kröger. Elle est l'artiste d'origine étrangère qui vit sa vocation sans état d'âme, loin des contraintes familiales. Tonio vient lui dire qu'il retourne vers le nord, 13 ans après l'avoir quitté. Il est maintenant un poète célèbre et revient à Lübeck. Superbe séquence quand il visite la maison familiale devenue « Bibliothèque populaire ». Puis, il part s'aérer au Danemark, afin de retrouver, dit-il, des consonances du nord : « un accord de harpe de la plus poétique pureté. »

Tonio voyage en bateau vers le Danemark. Il séjourne à Copenhague puis s'embarque de nouveau dans la direction du nord, le long des côtes de Seeland jusqu'à Helsingör. Il demeure quelques temps « dans une station de bains de mer » à Aalsgaard, dans une sorte de pension, où des jours tous semblables s'écoulent, « jusqu'à ce qu'il se passe quelque chose. »
L'imprévu lui fournit l'occasion de faire le bilan de ce cheminement intérieur en parallèle à ces voyages.

La plume élégante de l'auteur analyse la solitude de l'artiste alors que l'histoire familiale imposait un tout autre destin. On a là une réflexion affutée sur l'art et sa place dans la société. Tonio Kröger – c'est bien sûr Thomas Mann lui-même – oppose vie ordinaire, bonheur simple et malédiction de la connaissance, tourment créateur, synonymes de solitude et d'incompréhension.

Le style est impressionnant, certainement dû également au talent des traducteurs et traductrice, et permettant de comprendre l'énorme succès de cet auteur à son époque. Les répétitions, leitmotivs participent à une musicalité envoutante du texte.

Thomas Mann (1875 – 1955) a mis toute sa personne dans cette nouvelle, pas étonnant qu'il ait affirmé la préférer entre toutes. Il écrit sur sa jeunesse à Lübeck, puis son départ à Munich alors qu'il a seulement 17 ans à la mort du père en 1891, un riche négociant en grains dont il devait prendre la suite. Il était alors écartelé entre l'aspiration à coller à l'histoire familiale et le désir de vivre et réfléchir. Au départ, il a écrit sur son milieu, la bourgeoisie allemande, puis sur l'Europe avant que l'histoire ne l'oblige à aller plus loin et l'emmène vers un humanisme engagé. Sont exprimées avec force dans ce récit les tensions en rapport avec un père allemand appartenant à l'élite commerçante et politique, et une mère germano-brésilienne plutôt mondaine et artiste. Il a eu le prix Nobel en 1929 pour Les Buddenbrook. Exilé aux États-Unis en 1938, il est la voix au plus haut niveau d'une Allemagne non nazi, une posture me rappelant Charles de Gaulle à Londres – en tant qu'artiste au pouvoir d'action beaucoup plus limité...

La vie et l'oeuvre de cet auteur sont imbriquées et en font une figure incontournable de la littérature européenne. Cette lecture de Tonio Kröger m'a évoqué par bien des points tout ce que j'ai aimé chez Émile Zola. Thomas Mann reprend à sa façon, en s'en différenciant, en le prolongeant – il arrive quelques dizaines d'années après – le naturalisme, le romantisme et se fait porte-parole de nouvelles valeurs s'éloignant des valeurs bourgeoises traditionnelles. On saisit ici un superbe reflet de la littérature allemande de cette époque, riche et inventive, qui sera détruite par le nazisme, mais toujours présente dans les livres, avec la possibilité pour nous lecteurs, curieux et passionnés, de la faire vivre par nos lectures et nos échanges.

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Chronique avec ses illustrations (couverture du livre et pensées, carte du voyage de Tonio dans le nord) ainsi que le lien vers la chronique de Klaus Mann ou le vain Icare (avec le commentaire de l'auteur) dans le blog Bibliofeel ou page Facebook et Instagram à clesbibliofeel.

Lien : https://clesbibliofeel.blog
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