Citations sur Tonio Kröger (47)
- Ne me parlez pas de vocation, Lisaveta Iwanowa! La littérature n'est pas une vocation, mais une malédiction, sachez-le. Quand cette malédiction commence-t-elle à se faire sentir? Tôt, terriblement tôt ; à une période de la vie où l'on devrait encore avoir le droit de vivre en paix et en harmonie avec Dieu et avec l'univers. Vous commencer à vous sentir à part, en incompréhensible opposition avec les autres êtres, les gens habituels et comme il faut ; l'abîme d'ironie, de doute, de contradictions, de connaissances, de sentiments qui vous sépare des hommes se creuse de plus en plus, vous êtes solitaire et désormais il n'y a plus d'entente possible. Quelle destinée!
Les œuvres bonnes ne naissent que sous la pression d'une vie mauvaise.
On pourrait en conclure avec quelque hardiesse qu'il est nécessaire pour devenir poète de connaitre une sorte quelconque de prison.
Il se livra tout entier à la puissance qui lui apparaissait comme la plus élevée sur terre, au service de laquelle il se sentait appelé: la puissance de l'esprit et du verbe qui règne en souriant à la vie inconsciente et muette. Il se donna à elle avec sa juvénile passion.
Elle aiguisa son regard (...), elle lui ouvrit l'âme des autres et la sienne propre, le rendit clairvoyant, lui montra l'intérieur du monde, et ce qui se trouve tout au fond, sous les actions et les paroles.
- Je vous ai bien écouté, Tonio, du commencement à la fin, et je veux vous donner une réponse qui convient à tout ce que vous venez de me dire, et qui est la solution du problème qui vous a tant tourmenté.
Eh bien donc ! La solution c’est que, tel que vous voilà, vous êtes tout bonnement un bourgeois.
L'expérience l'avertissait que ce qu'il éprouvait là était l'amour. Mais, quoi qu'il sût parfaitement que l'amour lui apporterait beaucoup de souffrances, de tourments et d'humiliations, qu'il détruisait la paix de l'âme et remplissait le cœur de mélodies, sans qu'il fût possible de leur donner une forme harmonieuse et créer dans le calme une œuvre achevée, il l'accueillit tout de même avec joie, s'abandonna tout entier à lui, et le nourrit avec toutes les forces de son âme, car il savait que l'amour rend riche et vivant, et il aspirait à être riche et vivant plutôt qu'à créer dans le calme une œuvre achevée.
"Si vous tenez trop à ce que vous avez à dire, si votre coeur bat trop vite pour votre sujet, vous pouvez être sûr d'un fiasco complet. Vous serez pathétique, vous serez sentimental, vous produirez une oeuvre lourde, gauche, austère, dénuée de maîtrise, d'ironie et de sel, ennuyeuse, banale, et le résultat final sera l'indifférence chez le public, et pour vous la déception et le chagrin..."
Il suivit le chemin qu'il devait suivre, d'un pas indolent et irrégulier, en sifflotant et en regardant au loin, la tête inclinée de côté et s'il fit fausse route, c'est que pour certains êtres il n'existe pas de chemin approprié.
Quand on lui demandait ce qu'il pensait devenir, il donnait des réponses variables, car il avait coutume de dire qu'il portait en lui les possibilités d'une quantité d'existences, jointes à la conscience secrète qu'elles étaient au fond de pures impossibilités.
La mer dansait. Les vagues ne roulaient pas uniment rondes et égales. Jusqu’à l’horizon, sous une lumière pâle et vacillante, la mer était déchirée, fouettée, bouleversée ; elle bondissait et léchait la nue de ses langues de géant, effilées comme des flammes, projetait, à côté d’abîmes bouillonnants, des figures déchiquetées et bizarres, et semblait éparpiller en un jeu de fou, de toute la force de bras monstrueux, l’écume dans les airs.
Il se livra tout entier à la puissance qui lui apparaissait comme la plus élevée sur terre, au service de laquelle il se sentait appelé, qui lui promettait la grandeur et la réputation : la puissance de l'esprit et de la parole qui règne en souriant sur la vie inconsciente et muette.