Citations sur Histoire de la colonne infâme (10)
Il faut croire que la fureur étouffait la peur, qui était pourtant l'une de ses causes.
Hélas, l'homme peut s'abuser, et s'abuser terriblement, sans être tellement extravagant On voit ce même type de soupçon et d'éréthisme naître, pareillement, à l'occasion de maux qui peuvent bien être, et parfois sont sont effectivement causés par la malignité humaine ; le soupçon et l'éréthisme, lorsqu'ils ne sont pas réfrénés par la raison et par la charité, ont la triste propriété de nous faire prendre des pauvres bougres pour des coupables, sur la base des indices les plus inconsistants et des affirmations les plus inconsidérées.
Le 21 juin 1630, vers quatre heures et demie du matin, une femme de condition modeste, répondant au nom de Caterina Rosa, se trouvait, par un malencontreux hasard, à la fenêtre d'une galerie qui surplombait à l'époque l'entrée de la via Vetra dei Cittadini, du côté donnant sur le cours de la Porte du Tessin (presque en face des colonnes de Saint-Laurent) ; elle vit venir un homme portant une cape noire, un chapeau rabattu sur les yeux et un papier en main, sur lequel, déclarat-elle dans sa déposition, il metteit les mains, qu'on aureit dist qu'il escriveit dessus. Elle remarqua que l'homme, au moment où il s'engageait dans la rue, vint se metre près de la muraille des maisons, qui commence juste après qu'on a torné le coin de la rue, et qu'il passeit de proche en proche ses mains sus le mur, Alors, ajoute-t-elle, il me vient à penser si par hasard ce sereit pas un peu un d'iceux qui, ces jours derniers, ont venu barbouiller les murailles. Saisie de ce soupçon, elle passa à une autre fenêtre, qui donnait le long de la rue, pour garder à l'œil l'inconnu qui y cheminait ; et j'ay vu, dit-elle, qu'il alleit touchant ladite muraille avec ses mains.
(INCIPIT)
Mais le manteau de l'iniquité est court : on ne peut le tirer pour couvrir un côté sans en en découvrir un autre.
Sur quoi ils interrompirent l'interrogatoire et renvoyèrent le malheureux en cellule.
Mais aurait-on tout dit en l'appelant malheureux ?
Devant cette question, la conscience se confond, se dérobe, voudrait se déclarer incompétente ; vouloir juger quelqu'un qui se trouvait plongé dans pareilles angoisses, pris dans pareils filets, cela ressemble presque à de l'acharnement, à de l'arrogance, à une pharisienne ostentation. Mais contrainte de répondre, la conscience doit dire : il fut aussi coupable.
Et pour finir dans l’actualité la plus brûlante – en face des lois sur le terrorisme et de la semi-impunité qu’elle accorde aux terroristes, improprement qualifiés de repentis -, il convient de relire, extraites du troisième chapitre, les considérations que Manzoni avance à propos de la promesse d’impunité faite à Piazza : « Mais la passion est malheureusement habile et courageuse pour trouver des voies nouvelles, et pour éviter celle du droit, quand elle est longue et incertaine. Ils avaient commencé avec la torture de la souffrance physique, ils recommencèrent avec une torture d’un nouveau genre… » : et c’était celle de l’impunité promise, qui, plus que la torture, put convaincre Piazza d’accuser faussement, d’associer d’autres que lui, comme lui innocents, à son atroce destin. (Préface de Leonardo Sciascia)
Heureux les jurés s'ils arrivèrent à l'audience bien persuadé qu'ils ne savaient encore rien ; s'il ne leur resta dans l'esprit aucun retentissement des rumeurs du dehors, s'ils se souvinrent qu'ils étaient non pas le pays, comme on le dit souvent par une de ces métaphores qui font perdre de vue le caractère propre et essentiel de la chose, métaphore cruelle et sinistre dans le cas où le pays a déjà formé son jugement sans en avoir eu les moyens, mais des hommes exclusivement investis du pouvoir sacré, nécessaire, terrible de décider si d'autres hommes sont coupables ou innocents. (p. 48)
Et, chose qui, dans un roman, serait traitée d’invraisemblable, mais qu’explique trop bien l’aveuglement de la passion, il ne leur vint pas à l’esprit, ni à l’une ni à l’autre, qu’en décrivant pas à pas, la première surtout, les tours et les détours de cet homme dans la rue, elles n’avaient pourtant pas pu dire qu’il fût entré dans cette allée ; sans doute aussi ce n’était pas « grand-chose » que celui-ci qui, pour faire une pareille besogne, avait voulu attendre le lever du soleil, y fût allé avec si peu de circonspection qu’il n’eût pas même jeté un coup d’œil sur les fenêtres ; qu’il fût revenu tranquillement sur ses pas dans la même rue, comme s’il était d’usage aux malfaiteurs de s’attarder plus qu’il n’était besoin sur le théâtre de leur méfait ; qu’il eût manié impunément une matière faite pour donner la mort à ceux qui « en souillaient leurs vêtements », et tant d’autres invraisemblances également singulières. Mais le plus singulier et le plus atroce, c’est que ces invraisemblances n’aient pas paru telles au magistrat lui-même, et qu’il n’ait sur ce point demandé aucune explication. S’il en demanda, on s’étonne plus encore qu’il n’en ait pas été fait mention au procès.
Le 21 juin 1630, vers les quatre heures et demie du matin, une femme de petite condition, nommée Caterina Rosa, se trouvait par hasard à une fenêtre d’une arcade qui existait alors à l’entrée de la rue de la Vetra de’ Cittadini, du côté qui donne sur le cours de la Porte du Tessin, presque en face des colonnes de San Lorenzo. Cette femme vit s’avancer un homme vêtu d’une cape noire, ayant son chapeau sur les yeux, et dans une main un papier « sur lequel, dit-elle dans sa déposition, il appuyait l’autre comme pour écrire ». Elle l’aperçut qui, à l’entrée de la rue, « s’approchait le long des maisons qui sont tout de suite après qu’on a tourné le coin et qui, de distance en distance, traînait ses mains sur le mur. Alors, ajoute-t-elle, il me vint à l’idée si par hasard ce ne serait pas un de ceux qui, ces jours passés, mettaient quelque chose après les murailles. » Agitée d’un tel soupçon, elle passa dans une autre chambre qui regardait la rue dans sa longueur, pour ne pas perdre de vue l’inconnu qui allait toujours son chemin : « et je vis, dit-elle, qu’il avait encore ses mains sur la muraille dont j’ai parlé ».
Les juges qui, à Milan, en 1630, condamnèrent aux supplices les plus atroces quelques individus accusés d’avoir propagé la peste, à l’aide de certaines inventions non moins stupides qu’elles étaient horribles, crurent avoir fait une chose tellement digne de mémoire que, dans la sentence même, après avoir ordonné, par surcroît de châtiments, la démolition du logis d’un de ces malheureux, ils décrétèrent encore que, sur l’emplacement de cette maison, serait élevée une colonne qu’on appellerait la Colonne infâme, avec une inscription chargée de transmettre à la postérité, avec la connaissance du crime, le souvenir de la peine. En quoi ils ne se trompèrent pas. Ce fut là, sans nul doute, un jugement mémorable.