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Critique de Musa_aka_Cthulie


J'ai traîné les pieds jusqu'à présent, et surtout ces derniers jours, pour lire Edouard II. Parce que je savais bien qu'il allait me falloir réfléchir plus que de coutume, et certainement aussi aller à la pêche aux infos. Or ; lire Edouard II avec une sinusite, puis se documenter, activer ses neurones (qui préfèrent boire des jus de fruits exotiques, manger des pâtisseries et faire la sieste en temps normal) et enfin écrire cette critique, ça me paraissait... du genre difficile.


Faut ce qu'y faut, allons-y. Sachez d'emblée que ce qui m'a frappée dans Edouard II dès le tout début de la pièce, c'est qu'elle démarre sur les chapeaux de roue. Ce qui m'a posé certains problèmes de compréhension à propos de l'enchaînement des événements, et à propos de la pièce dans son entier. le fait est que, sans connaître l'histoire d'Angleterre, pas mal de choses restent confuses.


Le véritable Edouard II a régné vingt ans - ce qu'on ne devinerait jamais en lisant Marlowe, qui donne l'impression que tout se déroule en quelques mois à peine, et encore -, de la mort de son père Edouard Ier en 1307, jusqu'à sa propre mort en 1327. Son père lui avait laissé en héritage un conflit qui s'enlisait grandement en Écosse, contre le fameux roi Robert Bruce, une situation tendue avec la France, plus ou moins adoucie par le mariage entre notre Edouard et Isabelle de France, fille de Philippe le Bel et soeur de Charles IV, roi de France (ceci finira en guerre... de Cent ans), plus de grosses dettes. Autrement dit, c'était déjà pas super bien parti pour lui, mais il semblerait qu'en plus, si l'on s'en tient aux sources et aux études historiques, il ait été une roi réputé faible, sans que les historiens d'aujourd'hui aient tranché pour un roi qui se désintéressait de ses fonctions ou un roi incompétent. Ce qui ne donne pas une très bonne image de lui, mais on verra que Marlowe a quelque peu inversé la tendance.


En sus de tous ces problèmes, il a été en butte durant tout son règne à ce qu'on appelle l'opposition baronniale : des comtes et des barons (parmi lesquels un certain Lancaster, très puissant) mais aussi un Warwick, un Pembroke, et j'en passe), ne supportant pas le favori d'Edouard II, Pierce Gaveston, qu'ils jugeaient de basse extraction ; ils étaient outrés par l'arrogance dont il faisait preuve à leur encontre, eux qui étaient si bien nés. Ils l'ont donc assassiné (c'est pas du divulgâchage, le titre entier et très long de la tragédie de Marlowe fait mention de la mort de Gaveston), puis ont continué à harceler le roi pour lui faire signer des ordonnances qui restreignaient son pouvoir, puis s'en sont pris à son favori suivant, Spencer... Bref, ça a donné ce que ça devait donner : une guerre civile. C'était pas la première, et ça n'allait pas être la dernière ! le roi a été fait prisonnier par l'opposition baronniale, jeté en prison, contraint d'abdiquer en faveur de son fils, et très probablement assassiné en 1327 - un roi emprisonné, c'est toujours un peu gênant. La reine Isabelle, avec son amant Mortimer (de l'opposition baronniale) et l'aide du Hainaut avait mis très largement la main au complot, pris le pouvoir avec Mortimer, qui a lui-même mal fini (ça aussi, c'est dans le titre), puisqu'exécuté, en vertu de quatorze chefs d'accusation, dont le meurtre d'Edouard II. Ça, c'est en gros l'histoire du règne d'Edouard II, même si je suis passée sur la guerre avec l'Écosse, les taxes prélevées pour l'effort de guerre, les épisodes de famine, et ce genre de choses. J'en suis restée à ce qui nous intéresse le plus pour la pièce, et, si la chronologie est un peu bouleversée ici ou là chez Marlowe, en gros, le contexte est le même, et c'est bien utile de le connaître, c'est même nécessaire. J'ajouterai juste que l'on n'a jamais su si Edouard II et Gaveston avait des relations homosexuelles, étaient juste de proches amis, ou des frères adoptifs sous pacte (les hypothèses sont multiples), et que l'homosexualité, si elle était condamnée par l'Église, n'avait pas forcément non plus pour conséquence un rejet et du dégoût de la part de la société. En revanche, il est connu que Gaveston avait été investi de grands pouvoirs par Edouard II, et on a beaucoup dit qu'il y avait deux rois - un en portant le titre, et l'autre qui se chargeait des réelles fonctions royales.


Par conséquent, je n'aurai pas besoin de mentionner à nouveau tout ceci pour résumer la pièce, sauf quand un parti-pris de Marlowe vient s'insérer dans le contexte historique. Tout débute avec le retour de Gaveston, favori d'Edouard II et exilé sous le règne d'Edouard Ier. le roi voue une passion immense à Gaveston et il semble bien que la première décision qu'il prenne en tant que roi, c'est de lever l'exil de Gaveston. Ce qui n'est pas forcément habile politiquement parlant, ni franchement prioritaire, et pas non plus très discret. Mais après tout, le roi fait bien revenir son favori s'il le souhaite... Oui mais non. Lever de boucliers des barons à l'annonce du retour de Gaveston, alors qu'Edouard ne lui a même pas octroyé la moindre charge, ni le moindre sou, ni même le moindre titre. D'où vient cette opposition farouche à ce qui paraît après tout le bon droit du roi qui vient de monter sur le trône ? Au fait, on est bien en 1307, et historiquement Edouard a 23 ans ; par la suite, il nous sera difficile de nous repérer dans la chronologie. Oui, donc, pourquoi venir agacer le roi en groupe dès le tout début de son règne ? C'est bien la question qui m'a taraudée. le fait est que les barons ont Gaveston en détestation à cause de sa "basse extraction" ; et de le traiter pendant toute la pièce de gueux, de manant, etc., etc. Mais ça ressemble à de l'obsession. Et ça ressemble aussi beaucoup au comportement d'une meute de prédateurs, qui fondent sur un roi qu'ils sentent ou qu'ils savent faibles, eux qui sont terriblement avides de pouvoir et extrêmement pressés d'exercer du chantage sur Edouard : c'est soit Gaveston, soit la guerre civile - un leitmotiv des barons, qu'ils déclineront à l'envi. Donc réaction d'Edouard : hop, Gaveston est nommé Grand Chambellan, et hop, l'évêque à l'origine de l'exil de Gaveston est jeté en prison. Et toc.


Forcément les barons sont encore plus énervés, et on va aller de confrontation en confrontation, de menaces en menaces, Edouard pliant régulièrement sous la pression de ses ennemis, pour ensuite s'opposer à eux, puis plier à nouveau, puis s'opposer de nouveau à eux, et ainsi de suite. Quant à Gaveston, ils passera son temps à rire ostensiblement au nez desdits barons, ce qui n'arrange pas vraiment les choses. Les barons assassinant finalement par traîtrise Gaveston (eux qui se targuent de représenter des valeurs toutes aristocratiques), ils franchissent un pas de plus en demandant illico la tête d'un autre proche de d'Edouard, Spencer - une fois Gaveston mort, le leitmotiv du favori à dégager, ils sont carrément incapables de s'en passer. D'où conflit, forcément. C'est-à-dire guerre civile, parce qu'il faut bien que le roi réagisse un chouïa. Guerre civile que les barons vont venir reprocher à Edouard... Marlowe, certes, montre un roi faible, faible dans sa chair (Gaveston profitant de plus de l'amour d'Edouard, il l'avoue au public dès le début), comme dans son incapacité à assumer les fonctions royales - toujours, toujours, il est prompt à parler de ses sentiments, et jamais il ne parle de gouverner ; quand il faut tout de même s'occuper des affaires d'État, comme le conflit écossais qui s'achèvera en désastre, ou encore les tensions avec la France, il délègue d'autres personnes pour s'en charger - avec la France aussi, les conséquences seront désastreuses. Il prend des décisions sur le coup de la colère, il peut se montrer tyrannique, il n'assume pas sa charge royale, mais Marlowe, cependant, en fait une victime avant tout. Sa femme Isabelle, qui passe plusieurs actes à proclamer son amour pour lui alors qu'il la rejette avec dégoût, est elle d'une grande ambivalence, notamment dans ses relations avec l'un des barons, Mortimer, dont on ne sait trop s'il est son amant ou pas pendant longtemps, mais à qui elle tient sans cesse un langage très très très courtois.


Edouard, lui, est-il si ambivalent que ça ? Malgré ses changements d'humeur, malgré sa volonté fluctuante, il semble que non. Contrairement au Richard II de Shakespeare, il n'a pas de crime sur la conscience (un évêque envoyé en prison, on va dire que ça ne compte pas plus que ça), et il n'a pas son double en face de lui, comme Richard a Bolingbroke. Il n'est au final que faible et assailli par une horde avide de démontrer et d'accroître sa puissance, horde qui se fiche complètement du bon gouvernement de l'Angleterre - sans quoi les barons éviteraient une guerre civile au lieu d'y précipiter le roi plutôt deux fois qu'une. Mais il est aussi un personnage qui démontre bien la théorie des deux corps du roi (largement étudiée par Ernst Kantorowicz) : le corps physique du roi est le réceptacle d'un corps politique, il représente le royaume et toute atteinte à son corps terrestre met en péril le corps souverain, donc le royaume. Or Edouard ne se comportant jamais, ou presque, en roi, son corps physique étant tout attaché à Gaveston, le corps politique se désagrège. La théorie des deux corps du roi est lié, rappelons-le, à la vision analogique du monde qui était encore en vigueur en 1592, quand Marlowe a écrit la pièce, et qui suppose que tout microcosme renvoie à un macrocosme, et inversement. le royaume est donc mis à mal par une sorte de faute originelle de la part d'Edouard - qui n'a rien à voir avec son homosexualité, mais bien avec sa passion qu'il fait passer avant ses fonctions de roi.


Edouard n'en est pas moins une figure de martyre, qui meurt de façon... bon, dégueulasse et horrible. Marlowe a repris la légende selon laquelle on aurait enfoncé une broche chauffée à rouge dans le rectum d'Edouard pour le tuer (c'est historiquement peu probable), bien que ce ne soit guère que suggéré sur scène. Une figure de martyre dont on retrouve l'écho dans la tragédie Richard II de Shakespeare, probablement composée après celle de Marlowe. Lire les deux pièces et les confronter s'avère d'ailleurs très intéressant. Mais c'est aussi que l'époque voit alors surgir beaucoup de pièces s'inspirant de l'histoire de l'Angleterrre, sans doute en partie parce que le spectre de la guerre civile est dans toutes les têtes, mais aussi parce que l'histoire d'Angleterre, et l'histoire tout court, devient le terreau de toute une réflexion sur le pouvoir et la gouvernance. Edouard II en est un très bon exemple, la double tétralogie de Shakespeare en est le plus célèbre, mais d'autres auteurs et pièces peuvent révéler d'autres approches. À qui le tour, alors ?



Challenge Théâtre 2020
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