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Critique de jlvlivres


« En Aveugle » de Eugene Marten, traduit de « In the Blind » (2003, Turtle Press, 204 p.) par Stéphane Vanderhaeghe (2024, Quidam, 304 p.). C'est le premier roman (1959) de cet auteur dont on a pu lire « Ordure », également traduit par Stéphane Vanderhaeghe (2021, Quidam, 112 p.).
Né à Winnipeg, dans le Manitoba, de parents allemands, il émigre ensuite aux États-Unis à 2 ans et grandit à Cleveland, dans l'Ohio, où il vit à présent. Des séjours au Costa Rica d'où il tire la trame de « Pure Life » (2022, Strange Light, 365 p.), où un ancien joueur de baseball essaye de se refaire une réputation d'une carrière passée. Démolition des mythes. le roman est annoncé chez Quidam. Puis Marten prend un travail comme concierge à Portland à la base de sa nouvelle « Waste » (2008, Ellipsis Press, 116 p.) qui sera traduit en « Ordure » par Stéphane Vanderhaeghe (2021, Quidam, 112 p.). le texte attire l'attention de l'éditeur Gordon Lish, qui est devient son mentor. En 2014, il reçoit une bourse « National Endowment for the Arts (NEA) » pour son roman « Layman's Report » (2013, Dzanc Books, 341 p.). C'est l'histoire de Fred A. Leuchter, un réparateur en photocopieurs qui, avec les pièces de rechange, assemble une chaise électrique, avec comme épilogue « Mesdames et messieurs, je vous présente l'Incroyable Homme Complètement Trompé ! ».
Retour à « En Aveugle », dans lequel on assiste également au retour d'un homme sorti de 6 années de prison qui revient sur les lieux de son passé, à Cleveland. « Il faisait encore nuit à mon retour en ville. J'étais le dernier à descendre du bus mais il a quand même fallu que j'attende en compagnie des Mennonites qu'un bagagiste finisse de vider la soute. La gare formait une étroite grotte avec des tubes fluo de trois mètres de long. Cette odeur de gas-oil, le Greyhound qui siffle et toussote. Dans leurs couleurs noir et brun, leur bleu pâle et leur violet, ces hommes aux chapeaux larges, une barbe mais pas de moustache, manteaux privés de revers. Les enfants, des adultes miniatures. Bagages faits de carton, comme le mien, ficelés de jute ou de chanvre, mais la boîte que je guettais, moi, était petite et n'avait servi qu'une seule fois ». Il loue tout d'abord une chambre dans un quartier pourri, comme ils le sont presque tous. « J'ai demandé s'il fallait un dépôt de garantie. « Une semaine de loyer si vous restez à la semaine, a-t-elle dit. Un mois si au mois. Plus cinq dollars de caution pour la clé. » Ça représentait la moitié de tout ce que j'avais, mais c'était ça ou tenter de trouver un refuge, ce dont je n'avais aucune envie. J'ai demandé à voir ». Il faut dire que Cleveland, dans l'Ohio sur la rive du lac Erié, était une ville industrielle importante de la « Rust Belt » (la ceinture de rouille) correspondant à une zone de développement des industries lourdes. C'est la ville de John Davison Rockefeller, le fondateur de la « Standard Oil ». Mais la situation économique se dégrade sérieusement dans les années 60, et la ville devient « l'erreur sur le lac ». C'est l'époque du « white flight », fuite des classes moyennes qui quittent les centres-villes pauvres vers les banlieues. Dans le roman, Cleveland n'est pas nommé, mais on la reconnait facilement, d'autant que Eugene Marten y a habité.
Il accepte donc un travail dans un atelier de serrurerie tenu par deux frères d'origine syrienne, qui lui apprennent les ficelles du métier. Il découvre une affinité pour le monde subtil et précis des gâches, des frappes et des pênes, sans oublier les canons, becs-de-cane et bigorgnes. le lecteur en apprendra autant, ce qui fait dire à Brian Evenson, son idole, qui signe le quatrième de couverture de l'édition américaine que Eugene Marten « réussit à faire avec les clés et serrures ce que Melville a pu faire pour la chasse à la baleine ». On pourrait trouver beaucoup moins élogieux. En passant, cela est illustré par la couverture de l'édition américaine, chargée, non pas de cétacés, mais de clés avec une photo de Kelly Marten. Pour faire comme chez Melville, et Ismaël avec l'aide de Queequeg, il est aidé par Ibrahim, joyeux et compatissant, à fermer les yeux et à travailler « à l'aveugle ». Il parle un anglais plus que partiel. L'homme se rend à minuit et en milieu d'après-midi pour secourir les propriétaires de boîtes de nuit ivres et les victimes de voleurs de sacs à main.
Lorsqu'un appel, simplement pour récupérer la clé d'une voiture presque certainement volée, entraîne une tragédie et un bouleversement pour ses employeurs, l'homme, emprisonné par la mémoire et la culpabilité, doit trouver une autre nouvelle façon de vivre.
L'important est cependant que la clé a été la découverte d'un nouveau métier, la maîtrise de sa propre existence, avec bien sur la portée symbolique de la clé. le passage de l'ignorance à la connaissance. Avec ses parts e mystère « pénétrer tant bien que mal ce noir à l'épaisseur de rêve ». On repense à « Moby Dick » et à la descente dans les soutes profondes du bateau. Les clés, les serrures, ce sont aussi les mécanismes, parfois complexes, mécanismes internes qui demeurent cachés, un lien avec ce qui n'est pas visible, qui se devine sans être vu. « En aveugle » se termine par une force obscure, ce « mal ce noir à l'épaisseur de rêve ». Il réalise alors ce qu'a été sa vie « J'ai ressenti comme un mal du pays — j'avais grandi dans cette lumière avant d'être devenu trop grand pour elle ». Il a grandi dans la grande ville, il y a vu des gens, sans trop le voir, et vice versa. « J'ai regardé par la fenêtre à l'heure de pointe et j'ai vu deux personnes s'embrasser sur le trottoir. Les gens sinon passaient tous les uns à travers les autres ».
La dernière phrase du livre est comme une serrure que l'on se refuse à forcer. C'est aussi la fin des souffrances dont on pense se délivrer alors que peut-être on ne se débarrasse que d'un fantôme. « Parce que maintenant que je savais comment me noyer, j'essayais de réapprendre à nager ».

« Les gens ne finissaient jamais leur salade de pommes de terre. »
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