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Critique de FrankMania


Le roman d'Olivier Massé s'inscrit dans une longue tradition d'interprétation libre des figures homériques (parmi lesquelles, excusez du peu, celles d'Eschyle, d'Euripide, de Virgile, de Racine...). C'est Hélène, la belle Hélène, que ce récit met en scène, Hélène sinon par qui, du moins à l'occasion de qui la guerre de Troie, terrible et ravageuse, selon Homère, eut lieu. Et elle nous parle ici à la première personne. Ce roman c'est donc en somme l'Iliade du point de vue d'Hélène, l'Iliade selon Hélène.

Mais qui est donc cette femme à la beauté dévastatrice ? Pourquoi a-t-elle quitté Ménélas à Sparte, son premier mari, pour rejoindre Paris, à Troie ? Quelles sont les passions qui se sont jouées en elle, et peut-être jouées d'elle, pour qu'elle puisse apparaître aux yeux d'une solide tradition, avec Pandore, puis Eve, comme la figure de la mauvaise femme, de la « chienne » (ce sont ses propres mots chez Homère) infidèle et volage, capable de manipuler les puissances mâles du monde par les promesses portées par son corps sublime ? À l'infidèle Hélène s'opposerait alors la sage Pénélope, figure de la femme bonne (ou de la bonne femme), qui attend patiemment le retour de son seigneur et maître, sans céder un instant aux puissances d'Eros, le terrible désir.

Une telle image d'Hélène nous est devenue insupportable. Aucune Loi transcendante - celle des familles, celle des cités, celle de Dieu ou des dieux – ne saurait s'imposer à ce qui constitue pour les modernes que nous sommes l'alpha et l'oméga de la bonne existence, à savoir la liberté et l'amour (lesquels, soit dit en passant ne font guère souvent bon ménage). Et ce sont ces valeurs que porte l'Hélène d'Olivier Massé, valeurs à partir desquelles elle va projeter sur le drame de Troie un regard d'une acidité extrême, regard propre à faire fondre les pauvres idoles autour desquelles tournoient ceux que l'on dit très improprement des « héros », achéens et troyens.

D'un tel point de vue, en effet, les héros homériques, lesquels, dans le récit premier du maître, apparaissent magnifiques, lumineux de puissance parce qu'auréolés du courage par lequel ils affrontent la mort sans autre espoir que la gloire, ces héros d'Homère sont désacralisés, ou, pour mieux dire, dédivinisés. Aux yeux d'Hélène, la guerre n'est qu'un absurde jeu de massacre, un jeu de « meute » de surcroît, dans lequel la valeur des individualités, la gloire personnelle, s'efface comme une pure vanité. C'est la guerre vue de haut et de loin, vue depuis les remparts de la ville de Troie, où les individualités singulières disparaissent, devenant effectivement analogues aux fourmis. À Priam, le vieux maître de Troie, qui insiste pour qu'Hélène l'aide à distinguer depuis le sommet de la ville les soldats achéens dans la masse des guerriers, en leur donnant un nom et relatant leur histoire propre, une histoire digne d'admiration comme le fait Homère dans l'Iliade, Hélène obéit, mais en s'étonnant intérieurement que, comme lui, on puisse donner une quelconque forme de valeur à ces moins que rien. Pour Hélène ce sont tous les mêmes, là-bas, comme ici d'ailleurs, à Troie. Tous « des chiens. » Enfin, tous sauf un, ou, disons, quelques-uns. Nous y viendrons.

C'est la première chose qui étonne en lisant le roman d'Olivier Massé. Les individualités que nous avons appris à admirer dans l'Iliade et qui, malgré même leurs défauts ou leurs injustices, avaient leur grandeur propre dans le récit homérique sont tout à fait dissoutes et déconsidérées. Ce sont des « arriérés », des aveugles à « l'oeil crevé ». Agamemnon, par exemple et surtout, le roi des rois, est un « porc » sans coeur et, selon Hélène, le pire de tous. Foin par exemple du terrible et douloureux conflit intérieur qu'Euripide puis Racine à sa suite imaginent face au devoir que le devin Calchas, selon une célèbre tradition, imposa à l'Atride : sacrifier Iphigénie, sa fille (serait-elle adoptive) pour complaire aux dieux. Non. « J'ai souvent pensé que ce porc pouvait tuer ma soeur d'un simple coup de poing. Mais une enfant... Oui de tels meurtres existent » songe Hélène, ne lui prêtant pas un instant ne serait-ce que la possibilité d'une once d'un remords. Paris, celui pour lequel elle a laissé Ménélas à Sparte ? Un lâche, « superficiel », beau certes, mais « niais » avec un rire « de cheval » (pas que le rire d'ailleurs). Les autres, tous les autres (ou presque, encore une fois) ? Des « chiens », des « rustres » « Bref, je les hais. »

D'où provient cette haine d'Hélène ? Quelle en est l'origine ? Une expérience d'abord. « On m'a violée, on m'a arraché l'enfant que je portais dès la naissance, on a eu honte de moi, la victime, une bien jeune victime qui n'y comprenait rien. Personne ne m'a soutenue. Personne ne m'a expliqué. Mes parents étaient dépassés, ma mère a disparu. Mon père m'a mariée de force. Mon mari m'a violée, avec l'accord de tous. Ma belle-famille m'a méprisée, écrasant les miens de son mépris, écrasant ma soeur sous les coups de son mari. On a éloigné les deux enfants nés de ma chair, mes petites filles. On m'a gardée prisonnière dans une pièce où je passais mes jours à la fenêtre. Et je me suis enfuie pour mourir, enfin libre. » On peut comprendre que ce genre d'expérience ne soit guère propice à former une vision positive des hommes et de l'amour. « Des chiens », tous des chiens en rut ! Et donc #balance ton chien ! C'est ce que fait la belle Hélène, d'un bout à l'autre du roman.

Et, de fait, une telle époque, où Homère nous présente la possession de femmes esclaves dont on peut jouir à loisir comme tout à fait naturelle ; où Ulysse peut jouir tant qu'il le veut de toutes les femmes de la Terre alors que Pénélope doit conserver sa vertu pour son seul mari ; où le mariage est arrangé par les familles ; et, où, par exemple encore, Télémaque, à vingt ans, commande légitimement à sa mère en lui ordonnant de se taire, bref une telle époque, elle clairement patriarcale, en laquelle les hommes ont un droit sinon sur le corps des femmes, du moins de certaines femmes, n'est guère propice, croyons-nous, à l'éclosion de l'amour. S'il fallait éventuellement utiliser avec les féministes radicales d'aujourd'hui l'oxymore de « culture du viol », ce serait à de telles époques qu'il faudrait se référer, le mari, possesseur de sa femme comme pour certains d'esclaves, ayant un droit de jouissance sur le corps de ses femmes. Inutile de rappeler qu'à défaut de consentement mutuel notre code pénal assimile effectivement cela, aujourd'hui, tout comme l'Hélène de la chienne, à un viol.

Est-ce à dire cependant que le désir, l'amour et l'affection mutuelle y soient rigoureusement impossibles ? Est-ce à dire que le viol était la loi ? Non, bien entendu. La loi c'était qu'une femme se devait à son mari, ou, dans le cadre de l'esclavage, à celui qui la possédait. Mais, dans le cadre de cette loi, il y avait non seulement des règles, des devoirs et des interdits, mais aussi bien du jeu et du possible tel, par exemple, l'émergence de cet amour puissant que l'on devine entre Andromaque et Hector, même si, aussi par jalousie, cet amour est méprisé par Hélène. Même lorsque Paris lui « fait la chose » comme dit l'auteur, dans une expression prude qu'il faudra interroger, Hélène ne se sent pas violée. Elle semble devoir faire ce qu'elle doit faire, y trouvant même parfois quelque plaisir, en tout cas pas de dégoût affiché. Mais, surtout, il y a le désir qui, heureusement pour nous, hommes et femmes réunis, n'est pas à sens unique. Combien sont-elles à virevolter ainsi autour du beau Paris, attirées par la promesse de bonheur qu'exhale son corps rayonnant de beauté ? « Des chiennes », elles aussi ? C'est ainsi que les nomme Hélène, reprenant à son compte l'horrible formule qui bestialise (et méconnaît ainsi par cette nomination) la nature du désir irrigué par Eros ; et méconnaît ainsi son propre désir. du moins est-ce mon hypothèse.

Car s'il y a une autre chose étonnante dans ce roman, c'est le rapport d'Hélène à l'amour. Hélène est la plus belle femme de la Terre, elle est à l'image d'Aphrodite, la déesse de l'amour. Elle semble donc faite pour l'amour. Et pourtant, cet amour, Hélène dit ne pas le connaître. D'abord elle refuse l'effet qu'elle produit sur les hommes. Sa beauté est pour elle, une forme de damnation. Et, en effet, aurait-elle subi les viols dont elle nous parle, si son corps avait été sinon difforme, du moins plat et banal ? Il est cependant une autre forme de damnation, dont les laides ou les femmes vieillissantes souffrent profondément, celui consistant à devenir invisible, à ne plus attirer quelque regard, quelque désir que ce soit. Damnation d'être belle. Damnation d'être laide. Y a-t-il quelque part un espace pour que, conformément aux promesses de l'amour, deux désirs s'éveillent dans la contemplation et l'enchantement réciproque de leurs propres beautés ? À suivre les pensées d'Hélène, un tel espace lui semble, à elle, d'abord fermé. Elle éprouve certes une forme d'affection pour Ménélas, son premier mari, mais ce n'est pas de l'amour. Elle connaît le plaisir érotique avec Paris, au moins lors de leur première fois, alors qu'elle était encore remplie d'illusions à son égard. Elle est certes, une fois, envoûtée par les paroles de ce bellâtre lors de leur première rencontre à Sparte. Elle connaît donc une forme d'enchantement amoureux, qui va cependant vite disparaître lorsqu'elle comprendra que ce n'était pas Paris qui lui parlait ce que nous pensons être la langue merveilleuse de l'amour (la tradition nous suggère que c'est Aphrodite elle-même qui parle par sa bouche et envoûte Hélène, mais des dieux et de leur action possible dans ce monde, il n'est pas question dans ce roman.) Plus étonnant, lorsqu'elle-même, à Troie, voit naître en elle le désir envers Hector, son beau-frère, voici comment elle traite son propre désir : « Calme-toi la chienne, laisse tomber cet homme, pour une fois... » Au lieu de vivre son désir dans sa naïveté, sa spontanéité insouciante, elle théorise ce dernier dans les catégories mêmes de ses ennemis. C'est un désir de « chienne. » Ce n'est pas elle, c'est la chienne en elle qui désire. La chienne ? La voie animale et abjecte, qui ne connaît pas la loi. Et pourtant cette loi qui restreint et enferme les femmes, Hélène la vomit. Car l'amour, le vrai, celui que, malgré tout elle désire, est, nous le savons, enfant de Bohème. Et, comme on le sait aussi, d'après la Carmen de Bizet, cet amour-là ne connaît pas la loi. Simplement, semble-t-il, Hélène n'a pas de mots pour le dire, cet amour. Dans ce monde il n'y a pour elle que des chiens et des chiennes, ou peu s'en faut. Significatif me semble le fait que lorsque le désir amoureux naît enfin en elle par la rencontre d'un homme unique et qu'elle accepte enfin de suivre la voie de son désir, cet amour soit muet. On ne saura rien de sa nature, quasiment rien des mots qui se sont échangés, rien sur ce qui, en lui, le fait échapper au rapport chien / chienne, sinon qu'en effet celui-ci n'est plus entre un chien et une chienne mais entre « une louve » et « un loup ». Une louve, un loup, deux êtres qui échappent effectivement à la loi, à l'ordre de la culture et de la domestication, pour vivre un véritable amour, un amour enfin libre.

Alors on s'interroge. La liberté que convoite Hélène est-elle donc celle d'un retour à la nature, une nature première et pure, par delà une culture qui aurait tout dénaturé ? D'où parle et pense Hélène ? Comment peut-elle, en effet, se sentir si étrangère à la société dans laquelle elle est cependant condamnée à vivre, alors que tous les autres, ou presque, semblent y trouver leur compte ? Hélène n'est pas d'ici, nous dévoile Massé. En elle survit le souvenir non tant de la nature que d'une autre société, celle d'un âge d'or que « les Ténèbres » seraient venus abolir et dont, enfant, elle a connu le goût et la fin dans le royaume de Tindare, son père. Et ce qui permet cette survivance, suggère Olivier Massé, c'est précisément cet instrument non seulement de mémoire, mais aussi bien de pensée qu'Hélène seule maîtrise : l'écriture (sur l'écrit, on ne cesse de revenir, en corrigeant, unifiant et synthétisant notre pensée – ce qu'on ne peut guère entreprendre sur notre propre parole, dont le flux s'évanouit dans l'oubli). Historiquement, on sait que l'écriture, présente au XIIème siècle AC en Grèce, a disparu lors de ce qu'on appelle « les temps obscurs », ceux pendant lesquels l'Iliade est censée s'être déroulée. Elle sera redécouverte autour du VIIÈME siècle AC. Olivier Massé fait d'Hélène une survivante de ce supposé temps de Lumière. La société qu'il y décrit est une société idyllique, une démocratie parfaite, en laquelle il n'y a pas de chef, pas de domination des hommes sur les femmes, un rapport au religieux fait de distance et de jeu, un lien à la Nature fait de respect pour l'éternité et l'innocence pure des éléments (et que retrouve Hélène depuis les murs de Troie), bref une forme d'âge d'or, très certainement mythique (dans l'histoire effective, non dans le roman). L'âge des ténèbres serait alors apparu avec l'arrivée de barbares qui auraient fait taire cette démocratie première, auraient brigué le pouvoir, apporté la guerre, éteint la lumière en détruisant et oubliant l'écrit, et enfin institué des rois puis des dieux auquel on se serait mis à croire dur comme fer, jusqu'à leur sacrifier des êtres humains, telle l'innocente Iphigénie par le prince des Ténèbres, le roi Agamemnon.

Voilà donc où nous mène ce beau roman d'Olivier Massé qui ne se contente pas de nous enchanter par le récit qu'il tisse de la vie mystérieuse de la belle Hélène, par la lumière singulière que son interprétation permet de projeter sur des propos étranges et souvent elliptiques de la tradition littéraire (telles ces « voix » qu'Hélène dans l'Odyssée est dite capable d'imiter ou sa relation supposée avec Achille) mais qui, aussi, et c'est une vertu rare, donne beaucoup à penser (et donc à questionner et parfois contredire).










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