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Olivier Massé (Autre)
EAN : 9782491517076
224 pages
Aethalides (09/02/2021)
4.42/5   13 notes
Résumé :
Elle est la plus belle femme du monde. Mais elle est prisonnière des hommes. De leur orgueil. De leur avidité. De leur ignorance. Écartelée entre deux mondes, elle est la source d'un conflit qui depuis dix années se déploie à ses pieds, dans la plaine, au bas des murailles qui la maintiennent recluse. Pour sortir de son enfermement, pour conjurer l'hostilité des femmes comme la violence des hommes, elle use de sa voix et d'un art ancien : elle dessine des signes sur... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (12) Voir plus Ajouter une critique
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Le roman d'Olivier Massé s'inscrit dans une longue tradition d'interprétation libre des figures homériques (parmi lesquelles, excusez du peu, celles d'Eschyle, d'Euripide, de Virgile, de Racine...). C'est Hélène, la belle Hélène, que ce récit met en scène, Hélène sinon par qui, du moins à l'occasion de qui la guerre de Troie, terrible et ravageuse, selon Homère, eut lieu. Et elle nous parle ici à la première personne. Ce roman c'est donc en somme l'Iliade du point de vue d'Hélène, l'Iliade selon Hélène.

Mais qui est donc cette femme à la beauté dévastatrice ? Pourquoi a-t-elle quitté Ménélas à Sparte, son premier mari, pour rejoindre Paris, à Troie ? Quelles sont les passions qui se sont jouées en elle, et peut-être jouées d'elle, pour qu'elle puisse apparaître aux yeux d'une solide tradition, avec Pandore, puis Eve, comme la figure de la mauvaise femme, de la « chienne » (ce sont ses propres mots chez Homère) infidèle et volage, capable de manipuler les puissances mâles du monde par les promesses portées par son corps sublime ? À l'infidèle Hélène s'opposerait alors la sage Pénélope, figure de la femme bonne (ou de la bonne femme), qui attend patiemment le retour de son seigneur et maître, sans céder un instant aux puissances d'Eros, le terrible désir.

Une telle image d'Hélène nous est devenue insupportable. Aucune Loi transcendante - celle des familles, celle des cités, celle de Dieu ou des dieux – ne saurait s'imposer à ce qui constitue pour les modernes que nous sommes l'alpha et l'oméga de la bonne existence, à savoir la liberté et l'amour (lesquels, soit dit en passant ne font guère souvent bon ménage). Et ce sont ces valeurs que porte l'Hélène d'Olivier Massé, valeurs à partir desquelles elle va projeter sur le drame de Troie un regard d'une acidité extrême, regard propre à faire fondre les pauvres idoles autour desquelles tournoient ceux que l'on dit très improprement des « héros », achéens et troyens.

D'un tel point de vue, en effet, les héros homériques, lesquels, dans le récit premier du maître, apparaissent magnifiques, lumineux de puissance parce qu'auréolés du courage par lequel ils affrontent la mort sans autre espoir que la gloire, ces héros d'Homère sont désacralisés, ou, pour mieux dire, dédivinisés. Aux yeux d'Hélène, la guerre n'est qu'un absurde jeu de massacre, un jeu de « meute » de surcroît, dans lequel la valeur des individualités, la gloire personnelle, s'efface comme une pure vanité. C'est la guerre vue de haut et de loin, vue depuis les remparts de la ville de Troie, où les individualités singulières disparaissent, devenant effectivement analogues aux fourmis. À Priam, le vieux maître de Troie, qui insiste pour qu'Hélène l'aide à distinguer depuis le sommet de la ville les soldats achéens dans la masse des guerriers, en leur donnant un nom et relatant leur histoire propre, une histoire digne d'admiration comme le fait Homère dans l'Iliade, Hélène obéit, mais en s'étonnant intérieurement que, comme lui, on puisse donner une quelconque forme de valeur à ces moins que rien. Pour Hélène ce sont tous les mêmes, là-bas, comme ici d'ailleurs, à Troie. Tous « des chiens. » Enfin, tous sauf un, ou, disons, quelques-uns. Nous y viendrons.

C'est la première chose qui étonne en lisant le roman d'Olivier Massé. Les individualités que nous avons appris à admirer dans l'Iliade et qui, malgré même leurs défauts ou leurs injustices, avaient leur grandeur propre dans le récit homérique sont tout à fait dissoutes et déconsidérées. Ce sont des « arriérés », des aveugles à « l'oeil crevé ». Agamemnon, par exemple et surtout, le roi des rois, est un « porc » sans coeur et, selon Hélène, le pire de tous. Foin par exemple du terrible et douloureux conflit intérieur qu'Euripide puis Racine à sa suite imaginent face au devoir que le devin Calchas, selon une célèbre tradition, imposa à l'Atride : sacrifier Iphigénie, sa fille (serait-elle adoptive) pour complaire aux dieux. Non. « J'ai souvent pensé que ce porc pouvait tuer ma soeur d'un simple coup de poing. Mais une enfant... Oui de tels meurtres existent » songe Hélène, ne lui prêtant pas un instant ne serait-ce que la possibilité d'une once d'un remords. Paris, celui pour lequel elle a laissé Ménélas à Sparte ? Un lâche, « superficiel », beau certes, mais « niais » avec un rire « de cheval » (pas que le rire d'ailleurs). Les autres, tous les autres (ou presque, encore une fois) ? Des « chiens », des « rustres » « Bref, je les hais. »

D'où provient cette haine d'Hélène ? Quelle en est l'origine ? Une expérience d'abord. « On m'a violée, on m'a arraché l'enfant que je portais dès la naissance, on a eu honte de moi, la victime, une bien jeune victime qui n'y comprenait rien. Personne ne m'a soutenue. Personne ne m'a expliqué. Mes parents étaient dépassés, ma mère a disparu. Mon père m'a mariée de force. Mon mari m'a violée, avec l'accord de tous. Ma belle-famille m'a méprisée, écrasant les miens de son mépris, écrasant ma soeur sous les coups de son mari. On a éloigné les deux enfants nés de ma chair, mes petites filles. On m'a gardée prisonnière dans une pièce où je passais mes jours à la fenêtre. Et je me suis enfuie pour mourir, enfin libre. » On peut comprendre que ce genre d'expérience ne soit guère propice à former une vision positive des hommes et de l'amour. « Des chiens », tous des chiens en rut ! Et donc #balance ton chien ! C'est ce que fait la belle Hélène, d'un bout à l'autre du roman.

Et, de fait, une telle époque, où Homère nous présente la possession de femmes esclaves dont on peut jouir à loisir comme tout à fait naturelle ; où Ulysse peut jouir tant qu'il le veut de toutes les femmes de la Terre alors que Pénélope doit conserver sa vertu pour son seul mari ; où le mariage est arrangé par les familles ; et, où, par exemple encore, Télémaque, à vingt ans, commande légitimement à sa mère en lui ordonnant de se taire, bref une telle époque, elle clairement patriarcale, en laquelle les hommes ont un droit sinon sur le corps des femmes, du moins de certaines femmes, n'est guère propice, croyons-nous, à l'éclosion de l'amour. S'il fallait éventuellement utiliser avec les féministes radicales d'aujourd'hui l'oxymore de « culture du viol », ce serait à de telles époques qu'il faudrait se référer, le mari, possesseur de sa femme comme pour certains d'esclaves, ayant un droit de jouissance sur le corps de ses femmes. Inutile de rappeler qu'à défaut de consentement mutuel notre code pénal assimile effectivement cela, aujourd'hui, tout comme l'Hélène de la chienne, à un viol.

Est-ce à dire cependant que le désir, l'amour et l'affection mutuelle y soient rigoureusement impossibles ? Est-ce à dire que le viol était la loi ? Non, bien entendu. La loi c'était qu'une femme se devait à son mari, ou, dans le cadre de l'esclavage, à celui qui la possédait. Mais, dans le cadre de cette loi, il y avait non seulement des règles, des devoirs et des interdits, mais aussi bien du jeu et du possible tel, par exemple, l'émergence de cet amour puissant que l'on devine entre Andromaque et Hector, même si, aussi par jalousie, cet amour est méprisé par Hélène. Même lorsque Paris lui « fait la chose » comme dit l'auteur, dans une expression prude qu'il faudra interroger, Hélène ne se sent pas violée. Elle semble devoir faire ce qu'elle doit faire, y trouvant même parfois quelque plaisir, en tout cas pas de dégoût affiché. Mais, surtout, il y a le désir qui, heureusement pour nous, hommes et femmes réunis, n'est pas à sens unique. Combien sont-elles à virevolter ainsi autour du beau Paris, attirées par la promesse de bonheur qu'exhale son corps rayonnant de beauté ? « Des chiennes », elles aussi ? C'est ainsi que les nomme Hélène, reprenant à son compte l'horrible formule qui bestialise (et méconnaît ainsi par cette nomination) la nature du désir irrigué par Eros ; et méconnaît ainsi son propre désir. du moins est-ce mon hypothèse.

Car s'il y a une autre chose étonnante dans ce roman, c'est le rapport d'Hélène à l'amour. Hélène est la plus belle femme de la Terre, elle est à l'image d'Aphrodite, la déesse de l'amour. Elle semble donc faite pour l'amour. Et pourtant, cet amour, Hélène dit ne pas le connaître. D'abord elle refuse l'effet qu'elle produit sur les hommes. Sa beauté est pour elle, une forme de damnation. Et, en effet, aurait-elle subi les viols dont elle nous parle, si son corps avait été sinon difforme, du moins plat et banal ? Il est cependant une autre forme de damnation, dont les laides ou les femmes vieillissantes souffrent profondément, celui consistant à devenir invisible, à ne plus attirer quelque regard, quelque désir que ce soit. Damnation d'être belle. Damnation d'être laide. Y a-t-il quelque part un espace pour que, conformément aux promesses de l'amour, deux désirs s'éveillent dans la contemplation et l'enchantement réciproque de leurs propres beautés ? À suivre les pensées d'Hélène, un tel espace lui semble, à elle, d'abord fermé. Elle éprouve certes une forme d'affection pour Ménélas, son premier mari, mais ce n'est pas de l'amour. Elle connaît le plaisir érotique avec Paris, au moins lors de leur première fois, alors qu'elle était encore remplie d'illusions à son égard. Elle est certes, une fois, envoûtée par les paroles de ce bellâtre lors de leur première rencontre à Sparte. Elle connaît donc une forme d'enchantement amoureux, qui va cependant vite disparaître lorsqu'elle comprendra que ce n'était pas Paris qui lui parlait ce que nous pensons être la langue merveilleuse de l'amour (la tradition nous suggère que c'est Aphrodite elle-même qui parle par sa bouche et envoûte Hélène, mais des dieux et de leur action possible dans ce monde, il n'est pas question dans ce roman.) Plus étonnant, lorsqu'elle-même, à Troie, voit naître en elle le désir envers Hector, son beau-frère, voici comment elle traite son propre désir : « Calme-toi la chienne, laisse tomber cet homme, pour une fois... » Au lieu de vivre son désir dans sa naïveté, sa spontanéité insouciante, elle théorise ce dernier dans les catégories mêmes de ses ennemis. C'est un désir de « chienne. » Ce n'est pas elle, c'est la chienne en elle qui désire. La chienne ? La voie animale et abjecte, qui ne connaît pas la loi. Et pourtant cette loi qui restreint et enferme les femmes, Hélène la vomit. Car l'amour, le vrai, celui que, malgré tout elle désire, est, nous le savons, enfant de Bohème. Et, comme on le sait aussi, d'après la Carmen de Bizet, cet amour-là ne connaît pas la loi. Simplement, semble-t-il, Hélène n'a pas de mots pour le dire, cet amour. Dans ce monde il n'y a pour elle que des chiens et des chiennes, ou peu s'en faut. Significatif me semble le fait que lorsque le désir amoureux naît enfin en elle par la rencontre d'un homme unique et qu'elle accepte enfin de suivre la voie de son désir, cet amour soit muet. On ne saura rien de sa nature, quasiment rien des mots qui se sont échangés, rien sur ce qui, en lui, le fait échapper au rapport chien / chienne, sinon qu'en effet celui-ci n'est plus entre un chien et une chienne mais entre « une louve » et « un loup ». Une louve, un loup, deux êtres qui échappent effectivement à la loi, à l'ordre de la culture et de la domestication, pour vivre un véritable amour, un amour enfin libre.

Alors on s'interroge. La liberté que convoite Hélène est-elle donc celle d'un retour à la nature, une nature première et pure, par delà une culture qui aurait tout dénaturé ? D'où parle et pense Hélène ? Comment peut-elle, en effet, se sentir si étrangère à la société dans laquelle elle est cependant condamnée à vivre, alors que tous les autres, ou presque, semblent y trouver leur compte ? Hélène n'est pas d'ici, nous dévoile Massé. En elle survit le souvenir non tant de la nature que d'une autre société, celle d'un âge d'or que « les Ténèbres » seraient venus abolir et dont, enfant, elle a connu le goût et la fin dans le royaume de Tindare, son père. Et ce qui permet cette survivance, suggère Olivier Massé, c'est précisément cet instrument non seulement de mémoire, mais aussi bien de pensée qu'Hélène seule maîtrise : l'écriture (sur l'écrit, on ne cesse de revenir, en corrigeant, unifiant et synthétisant notre pensée – ce qu'on ne peut guère entreprendre sur notre propre parole, dont le flux s'évanouit dans l'oubli). Historiquement, on sait que l'écriture, présente au XIIème siècle AC en Grèce, a disparu lors de ce qu'on appelle « les temps obscurs », ceux pendant lesquels l'Iliade est censée s'être déroulée. Elle sera redécouverte autour du VIIÈME siècle AC. Olivier Massé fait d'Hélène une survivante de ce supposé temps de Lumière. La société qu'il y décrit est une société idyllique, une démocratie parfaite, en laquelle il n'y a pas de chef, pas de domination des hommes sur les femmes, un rapport au religieux fait de distance et de jeu, un lien à la Nature fait de respect pour l'éternité et l'innocence pure des éléments (et que retrouve Hélène depuis les murs de Troie), bref une forme d'âge d'or, très certainement mythique (dans l'histoire effective, non dans le roman). L'âge des ténèbres serait alors apparu avec l'arrivée de barbares qui auraient fait taire cette démocratie première, auraient brigué le pouvoir, apporté la guerre, éteint la lumière en détruisant et oubliant l'écrit, et enfin institué des rois puis des dieux auquel on se serait mis à croire dur comme fer, jusqu'à leur sacrifier des êtres humains, telle l'innocente Iphigénie par le prince des Ténèbres, le roi Agamemnon.

Voilà donc où nous mène ce beau roman d'Olivier Massé qui ne se contente pas de nous enchanter par le récit qu'il tisse de la vie mystérieuse de la belle Hélène, par la lumière singulière que son interprétation permet de projeter sur des propos étranges et souvent elliptiques de la tradition littéraire (telles ces « voix » qu'Hélène dans l'Odyssée est dite capable d'imiter ou sa relation supposée avec Achille) mais qui, aussi, et c'est une vertu rare, donne beaucoup à penser (et donc à questionner et parfois contredire).










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Revue Diérèse 81 :

Avec ce roman dont on est censé ignorer où et quand il se passe, Olivier Massé tient le pari audacieux de raconter une histoire que tout le monde connaît. C'est celle d'une guerre ou plutôt d'un siège qui a fait l'objet d'innombrables livres poétiques, philosophiques, historiques, de pièces de théâtre, d'opéras, de films… de même, c'est sans jamais les nommer qu'il met en scène les personnages de cette épopée devenus des mythes universels et que chacun reconnaît aussitôt. L'originalité de la démarche littéraire est de donner la parole à celle qui est supposée être le prétexte de cette longue guerre qui n'a peut-être jamais eu lieu et qu'a immortalisée un poète qui n'a peut-être jamais existé.

Mais on perçoit vite que le véritable défi n'est pas là mais dans la conception même de ce roman. Il ne s'agit ni d'une transposition, ni d'une réécriture ; l'auteur ne cherche pas à cacher qui est cette « chienne » qui a quitté son mari et son enfant pour suivre un étranger qu'elle n'aime même pas, ni qui sont ces voyous qui l'invectivent et assiègent la demeure de sa nouvelle belle-famille pour la rendre à son premier mari.



Bien sûr, on peut y voir un plaidoyer féministe en faveur de cette victime du patriarcat et de la médiocrité des hommes : mais ceux-ci, à l'exception des deux grands héros dont la mort violente est programmée par les dieux, sont tellement inexistants que la narratrice n'a pas de mal à affirmer sa supériorité, à susciter notre admiration plus que notre pitié et d'abord parce qu'elle est la seule à penser et surtout la seule à écrire. L'écriture, celle de l'auteur est claire, directe, spontanée comme l'est le caractère de l'héroïne. Si elle ne se refuse pas à la trivialité, elle s'échappe le plus souvent vers une aspiration contemplative pleine d'une poésie mais qui n'en cherche pas les effets. La chronique intimiste découpée en courts chapitres doit traduire un langage nuancé, allant de la nostalgie introspective à la rage à peine contenue. On ne se soucie pas plus d'anachronismes, puisque l'intemporalité est acquise, que de ressassements puisque les années se suivent dans l'impasse d'une impossible victoire.

Dira-t-on que l'authenticité d'un récit au féminin est attestée par la nonchalance avec laquelle il est conduit, s'attachant à des détails, des impressions fugitives, des réminiscences qui détournent le lecteur de l'action guerrière à laquelle la narratrice n'assiste le plus souvent qu'indirectement ? Ne parlons pas de véracité historique ou même mythologique ; il est aisé de remonter aux sources plurimillénaires de cette histoire et d'en retrouver les nombreuses versions et variantes. La voix originale, la modernité poétique, que fait entendre Olivier Massé n'a rien à gagner ni à perdre à être confrontée aux références évidentes que sont les grandes romancières féminines ou féministes, Woolf, Yourcenar ou Duras. La démarche de l'auteur n'est pas de donner une énième version du mythe fondateur de toutes les guerres mais d'en proposer une nouvelle lecture qui en saborde la dimension héroïque pour n'en garder que la violence obtuse et primale et de constater que le projet fonctionne parfaitement.

Car ce récit nous tient en haleine pendant deux cent pages alors que nous en connaissons depuis toujours les péripéties et la fin ! le premier mérite en revient au mythe lui-même qui est inusable et se prête à tous les traitements y compris les plus insolites. Mais c'est aussi parce que ce roman anti-romanesque en désamorce systématiquement tous les épisodes dramatiques. Il bâtit progressivement, presque anecdotiquement un récit fidèle à la tradition mais en le faisant passer par le filtre du vécu quotidien de la captive ; il évite ainsi toute concession à ce que cette tradition doit à l'épopée héroïque. On peut soupçonner là une démonstration métaphorique, une parabole, une représentation allégorique de l'état actuel du monde. La démarche d'Olivier Massé, comme celle de la collection qui l'accueille, me paraît plus originale et plus subtile.

Il faut revenir à cette particularité de l'héroïne consistant à être la seule gardienne de l'écriture. Un détail significatif : seuls les noms de trois personnages de ce roman sont révélés à la fin. Ce sont justement ceux des trois femmes – dont la narratrice – qui ont gardé le contact avec l'écriture. C'est dans la perte de l'écriture, survenue antérieurement à l'époque des faits, que l'on doit chercher la clé de l'énigme posée par ce roman : la narratrice est la seule à avoir gardé la pratique de l'écriture et à pouvoir en transmettre le secret. En retrouver l'usage civilisateur par la transcription que feront les éventuelles survivantes du désastre annoncé est le seul espoir qu'il leur reste.

En somme, la véritable place de ce récit dans la lignée initiée par Homère est de se situer en amont, à l'aube de l'écriture retrouvée sur les ruines de la guerre des hommes.
Bernard Pignero
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Je suis une chienne. C'est sûr. Ils me l'ont assez dit.

Infidèle j'ai été, puis enlevée. Depuis les combats ne cessent pour me ramener.

Je suis arrivée par la mer, sur un navire. Je viens de là-bas, d'en face.. de l'autre camp.

Depuis je suis recluse dans une chambre en haut de cette muraille de pierre et je passe mes journées à dormir, tisser et à regarder par la fenêtre.

Je peux aussi aller sur ma terrasse, elle surplombe la ville jusqu'au camp d'en face.. J'y observe les oiseaux, récite l'emplacement des arbres, essaie de me souvenir.. et surtout j'assiste à cette guerre interminable dont je suis la cause, où tous ces chiens se battent et se saignent dans la poussière, au nom de la vengeance.

Aussi parfois je rêve que je vole sur la plaine et que je suis libre.

Je ne parle à personne, je sombre dans la folie.

Je suis seule alors que nous vivons à plusieurs dans cette même maison où chacun y à ses quartiers, je suis chienne pestiférée..

Belles soeurs, beaux-frères, belle mère.. Tout le monde me hais, les autres femmes me jalousent et me craignent, je le sais, je vole leurs maris..

J'étouffe sous la médisance de mon entourage : elles autres m'épient, me salissent, m'évitent.

Je suis terreur et ténèbres partout où je vais, ici encore plus..

Les seuls à m'approcher sont mes nièces, naïves, douces et jeunes, ainsi que mon beau-père, avec qui je converse en secret. Il veut tout apprendre d'en face, de ma famille, de mon passé.. peut être un jour je lui dirais.

Mais pas maintenant..

J'oubliais, mon nouveau mari, bel homme, sauvage, il vient souvent me voir, se lave, me fait l'amour, me traite de folle et repart au combat, blâmant également mon amour pour le camp d'en face.. m'emprisonnant toujours un peu plus dans ces murs de pierres.

Je ne devrais pas me plaindre, je suis puissante, riche et belle, je le sais aussi. Je suis à l'abri, isolée au milieu de toutes ces richesses, parée de robes drapées et de bracelets d'ivoire, de colliers d'or.. Et puis je suis dans leur camp maintenant.

Mais qu'est-ce que cette vie au prix de ma liberté ?

J'aimerais laisser une trace de mon passage, de ma vie, de ce qu'ils m'ont fait.

J'ai cette part de magie en moi, celle de pouvoir écrire et transmettre, je ne remercierai jamais assez mon oncle de m'avoir permis cet art.. Celui de communiquer à travers temps.

Puis, un jour, un combat de trop, le chef de la meute d'en face est tué.. J'ai le goût de sang dans bouche mais je n'en fais rien.. Je suis la chienne qui répand le mal et la mort, je voudrais mourir aussi. Moi, femme au double amour, je suis toujours au milieu, entre terre et mer, sombre et poétique..

Aujourd'hui j'échafaude une ruse, un animal de bois comme offrande à la déesse..

Demain, il y aura de nouveaux combats, du sang et la mort, mais j'aurais rendu une liberté.

En attendant, je trace des signes sur ma tablette…
Lien : https://felicielitaussi.word..
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Livre reçu par Masse Critique. J'ai dès le départ été enthousiaste devant le style agréable, poétique et fluide. Puis le déclic et le plaisir quand tout se met en place.
Ce qui m'a le plus interpellé est que tout au long du récit, on identifie les personnages car on connait l'Iliade, mais ils ne sont pas nommés sauf à de rares occasions (Iphigénie par exemple, aurait pu ne pas l'être).
Cette histoire de noms, j'ai trouvé ça intéressant car l'Iliade au contraire est farcie de noms, on a des catalogues de héros, assortis des fameux "adjectifs homériques", depuis les pieds légers d'Achille jusqu'aux mille ruses d'Ulysse. Ici c'est un contraste très reposant, en fait.
Le récit est modernisé car les dieux n'y ont plus de place. Malgré tout il reste quelques mystères, par exemple quand la narratrice nous dit que la voix avec laquelle son nouveau mari l'a séduite, elle ne l'a plus jamais entendue. Au lecteur de décider si on postule une intervention surnaturelle, ou si c'est simplement chez un homme l'énergie tournée vers la conquête de la plus belle femme du monde, qui une fois son objectif atteint et son désir satisfait se désintéresse d'elle. Les voix sont présentes aussi quand Hélène sait contrefaire une voix d'homme pour se déguiser et s'introduire jusque dans le camp Grec à leur nez et barbe.
Le thème féministe de l'accusation de sorcellerie est présent également par le biais de l'écriture. La notice à la fin de l'ouvrage nous apprend (je l'ignorais) que l'écriture (linéaire B) en ces temps reculés avait un moment quasiment disparu, pour réapparaître un peu plus tard sous forme alphabétique. Hélène est un maillon d'une chaîne qui perpétue ce savoir d'une femme à l'autre, de sa mère à elle puis d'elle à ses nièces. Ce qui suscite l'incompréhension et la moquerie de son mari inculte bien sûr.
Je pense qu'il y aurait beaucoup à dire et d'aucuns plus fins analystes que moi le feront, en tout cas c'est un roman très riche, très agréable à lire, et que je conserverai.
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J'ai reçu ce livre dans le cadre des chroniques pour l'opération Masse Critique.

Les récits historiques et antiques nous sont généralement contés à travers les points de vue des Dieux et des hommes. Depuis quelques années, on se rend compte que l'interprétation de ces histoires et leur impact aurait été tout autre s'ils nous étaient parvenus à travers les regards des femme et Olivier Massé l'a parfaitement compris. PLACE AUX FEMMES et les dieux n'ont pas à s'en mêler. Les noms de ces héros qui ont traversés les siècles ne seront même pas mentionnés, pourtant nous connaissons tous assez l'histoire pour comprendre que nous nous trouvons en pleine guerre de Troie.

Hélène, la plus belle mortelle du monde, enlevée par Paris car Aphrodite la lui avait promise contre la Pomme d'Or. J'ai été plongée ici dans les profondeurs de son âme. Tandis que ces hommes se battent, que fait-elle? À quoi pense-t-elle ? Pourquoi a-t-elle fait ces choix ? Toute désignée pour être la responsable de tous ces maux, on découvre ce qu'Hélène vit : le désintérêt de son amant, les insultes, l'enfermement ou encore les accusations de sorcellerie. Après tout, elle est la chienne du clan ennemi.

C'était très agréable de découvrir ce personnage comme s'il s'inscrivait dans le réel. Les Dieux et les hommes ne sont pas mentionnés, il ne reste que la femme, vulnérable et sa carapace. Hélène est poignante, vraie. J'ai eu beaucoup de mal à la quitter. Pourtant amatrice de romans avec des actions successives, l'introspection d'Hélène et ses contemplations faisaient échos aux sentiments de vulnérabilité et de spectatrice que de nombreuses femmes peuvent avoir. La chienne m'a résonné comme un écho féministe qu'on avait voulu faire taire depuis des siècles.

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Citations et extraits (4) Ajouter une citation
Je vais chercher la baignoire et l'eau chaude. Comme prévu, une femme vient m'aider à tout installer. Elle ne décèle pas la présence du mendiant. Mes yeux se posent sur l'endroit où j'avais installé ma tablette : elle ne s'y trouve plus. Dès que la servante est partie, le mendiant sort de sa cachette et remet l'objet en place, après l'avoir longuement examiné. Il aimerait percer son secret, je suppose.
Un homme bien fait, sans plus. Pas aussi beau que mon mari. Un corps trapu et musclé, de guerrier, ou de marin - pas celui d'un simple pêcheur et encore moins celui d'un mendiant. Une cicatrice sur la cuisse. Sous des cheveux châtains et bouclés, un visage ordinaire, pas laid mais ordinaire. De petits yeux pétillants, tout de même, plaisants.
Je le lave, du moins les cheveux, la barbe et les épaules, en lui massant la nuque. Je sais faire, avec de l'huile parfumée. Il soupire d'aise, gémit de plaisir. Il en ajoute un peu, pour m'inviter plus avant. Je fais comme si je ne comprenais pas, ey je m'attarde sur ses épaules. Il s'occupera du reste de son corps lui-même ! J'en profite pour engager une conversation sincère, autant qu'il est possible d'en avoir une avec cet homme...
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Il avait traversé la mer pour me voir, affirmait la voix, pour ma beauté infinie, qui dépassait tout ce que les voyageurs pouvaient en rapporter, moi dont la réputation s’étendait au bout du monde. J’étais seule à l’intéresser dans ce triste univers, dans lequel il n’avait pas sa place, et il repartirait avec moi, ou se jetterait dans la mer noire du haut d’une falaise… Tous ces mots m’ont gênée, me laissant sans voix. Je n’ai pas cru à ces paroles et je l’ai laissé.
Une fois seule dans ma chambre, je me suis mise à la fenêtre, respirant avec le vent l’air de la montagne. Je l’ai fait entrer à pleins poumons, ce souffle qui portait avec lui le parfum de mille fleurs… J’ai vu la silhouette de ma mère et me suis mise à chanter doucement. Alors l’image de l’étranger est apparue devant mes yeux, remplaçant celle de ma mère. Et du fond de mon cœur a crié, irrépressible, la voix folle du désir. Au même moment, devant la fenêtre, le vol d’un oiseau magnifique a traversé l’espace, un cygne au plumage blanc.
La liberté.
Et je suis partie avec l’étranger. Sans un mot.
Jusqu’ici.
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Nous hésitons. Devons-nous déjà repartir ? Notre position inconfortable nous y pousse. Mes yeux se portent de nouveau derrière nous, vers la montagne sombre que nous devrons bientôt rejoindre. Puis je croise le regard de mon beau-père. Il a saisi mes pensées, me fait signe de patienter, d'écouter. Ecouter quoi ? Le silence ? Pourtant, ils ne semblent pas dormir encore, des mouvements sont perceptibles. Un coffre s'ouvre, puis se referme. Et le silence, de nouveau.
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"La curiosité m'envahit.
L'instinct de la chienne primitive, en réalité. Celle qui pense ave son ventre, celle qui a du flair. Oui, du flair, j'en ai. Je flaire le mal, le vrai, le libre. Eh oui, un vrai mâle, un homme libre. Pas un du genre coureur de femmes ni du genre meneur d'hommes, pas un bagarreur ou spécialement costaud et nerveux. Non, il peut paraître simple, même, l'homme vrai, sans rien d'extérieurement remarquable. Un véritable homme, c'est un homme libre. Sinon, il n'accomplit pas sa nature, il ne resplendit pas de sa vraie beauté. Et moi, tout de suite, j'ai reniflé cela". (p. 94).
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