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Critique de HenryWar


J'ai oublié d'où je tiens le nom de Edgar Lee Masters : sans aucun doute d'un autre livre où j'ai lu son nom au passage ; quant à savoir lequel… Ce nom figurait sur une de mes fiches comme une référence curieuse : j'ai parcouru la liste de ses ouvrages disponibles en français, et je n'ai trouvé que Spoon River, alors j'ai acheté, sans savoir au juste de quoi il s'agissait.

Voilà donc : des poèmes américains traduits, sans texte original en vis-à-vis. Vraiment, mon recueil de critiques semble condamné à ne commencer environ que par des exceptions, car enfin, comme je l'ai déjà écrit, généralement je ne lis pas de poésie uniquement traduite, à plus forte raison quand les vers sont libres : je n'entends presque rien aux règles de versification étrangères et je déteste à peu près toutes les « licences poétiques ».

Enfin ! on ne me reprochera pas cette fois-ci, comme c'est arrivé, de cultiver des préjugés par une attitude de fermeture, de sectarisme, d'obstination butée : je m'intéresse à tout, quoi qu'on me reproche, en voici la preuve, et je me moque qu'on critique mes avis car ils sont sincères et sans a priori. Ne serais-je pas réellement le dernier imbécile si je m'importunais à passer de longues heures dans un ouvrage au seul plaisir anticipé de le démonter ensuite ?

Masters : 1868-1950 – situation chronologique. Spoon River Anthology, en version originale – ce n'était pourquoi guère difficile à traduire… L'idée de ce recueil, je dois dire, est astucieuse et fascinante : Spoon River est le nom d'un village américain probablement imaginaire. Là, sous une colline qu'on appelle un cimetière, les morts du siècle précédent livrent en vers leurs ultimes leçons de vie, récitant à l'infini leurs dernière sagesses, tout ce qu'ils croient avoir appris de nécessaire sur l'existence et qu'ils ressassent outre-tombe, le plus souvent avec amertume et remords. C'est ainsi que chaque poème, exprimé en général en moins d'une page, est intitulé du nom du défunt.

Ce qu'il y a de prodigieusement inventif dans cette idée simple en apparence, c'est que tous ces personnages, issus des milieux les plus divers, ayant exercé les professions les plus opposées, chargés des tendances les plus incompatibles, compositement se connaissent et se répondent, se contredisent et se critiquent, fourmillent de maintes anecdotes entrecroisées, racontant leurs morts, exposant leurs idéaux, chacun dans son langage et suivant son caractère, au point que, d'épitaphe en épitaphe, c'est tout le peuple d'un hameau ancien qui se déploie avec ses turpitudes et ses rumeurs, avec ses aspirations et son mode de vie, avec sa jalousie et son histoire ; et toutes ces paroles disparates, se rejoignant en une vaste communauté d'âmes dont l'humanité est ce qui transparaît le mieux, forment ensemble un portrait collectif de n'importe quel groupement d'individus isolés, sans préconception ni idéalisme naïfs. On découvre ainsi qu'il y a des morts qui se détestent, les enterrements ne transfigurant personne, que tout est demeuré figé dans des synthèses de rancune et d'hypocrisie larvées, que des enfants et des hommes et des femmes et des vieillards ont vécu et sont morts insatisfaits, que l'argent et la politique et le travail et la croyance et la poésie ont bâti tout le passé inextricable de Spoon River ; et, pour le lecteur, c'est une réjouissance et un défoulement que tout ce qu'il y avait de plus secret, de plus rentré, de plus ignoblement ou superbement tu, soit enfin révélé comme par indiscrétion d'âmes et comme s'il était lui-même le descendant de cette foule enfouie.

C'est ce jaillissement-là, cette exhumation des vérités après l'inhumation des corps, qui produit un sentiment d'éblouissante honnêteté, ainsi qu'au bain direct d'esprits humains, même d'esprits médiocres ou vicieux, qui ont en commun l'abandon de la pudeur et la perte de toute nécessité des usages et des faux-semblants.

Et je songe qu'il a fallu un homme d'une singulière trempe et d'une observation bien vaste pour oser produire tant de témoignages fictifs et hétérogènes sur la religion, sur le pouvoir, sur les milieux sociaux et sur l'Amérique même, sans pourtant en faire un ressort systématique ou pamphlétaire qui serait réducteur et partisan, et en embrassant, en somme, un cosmopolisme de points de vue crédibles, comme s'il avait été possible à cet auteur d'immiscer et de rendre compte à peu près des pensées achevées ou inaccomplies d'une génération entière.

Alors, parmi toutes ces correspondances singulières ou symboliques, on discerne, mais au gré seulement de ce qu'on préfère entendre, je veux dire à la suite uniquement de ceux des morts qu'on élit, des bribes de réflexions fugitives et édifiantes, des incitations à vivre de telle manière, de véritables pensées éloquentes, qui prônent tantôt la contemplation de la nature, le goût des amitiés, les joies et douleurs de la famille, les combats et les injustices politiques, la poursuite vaine ou épanouissante des biens acquis et de l'argent, ou encore les asservissements et libertés de toutes sortes – le tout étonnamment détaché des conventions notamment religieuses propres encore aux mentalités anglo-saxonnes de 1916 où l'ouvrage fut publié. Cette variété de maximes explicites ou induites qu'on doit supposer les conclusions morales d'existences tangibles, inévitablement finit par « parler » au lecteur quel qu'il soit, et, sans de cette influence pesante qui imprègne toute fable un peu appuyée, on ressent tôt ou tard quelque adhésion et même quelque amitié profonde – admiration ou pitié – pour l'un de ces personnages qui résument, avec tant de générosité et de verve, tout le lot d'une vie, comme un cadeau d'existence à apposer à la nôtre.

Avec cela, une expression généralement ample, colorée, minutieuse et imagée, certes un peu difficile quelquefois en première lecture – il faut, à mon avis, lire immédiatement chaque poème au moins deux fois – mais traduisant efficacement, même en français, les subtilités de chaque âme ainsi dépeinte et offerte.

On trouve forcément, dans le lot, des poèmes moins forts, vite oubliés, évidemment secondaires, où la réflexion est plus lâche – voire absconse – et le style plus consensuel, et je regrette que le recueil s'oriente peu à peu vers des méditations de plus en plus abstraites au point que les personnages ne sont plus, dans le dernier quart ou cinquième du livre, que des émanations sans tempérament, de purs esprits auxquels l'auteur a ajouté un nom. Je préfère, et de loin, ces poèmes où les « Spoon Riverains » racontent quelque anecdote d'importance et par exemple la façon significative dont ils ont fini leur vie : ces pièces-là, dans leur réalisme cru et terminées comme des chutes, trainent après elles une émotion sincère, plus brute mais souvent déchirante, au lieu de cet éther un peu artificiel dont on fabrique de la morale détachée et qui sent excessivement la chaire, sans parler de l'ampoule et de la déconnexion.

Un dernier mot enfin, sur cette couverture superbe d'un certain Harry Clarke de 1919, où l'on voit, par une sorte de transparence, un cadavre dans son cercueil, exorbité, une main déployée et la bouche ouverte comme prête à crier, côtoyant les racines étendues d'un vieil arbre poussant à la surface, en un style qui m'évoque Aubrey Beardsley que j'avais découvert en illustration d'une pièce d'Oscar Wilde. Cette gravure inspirée est sinistre peut-être mais évocatrice de l'enfermement où se sentent pris morts et autrefois vivants dans l'oeuvre elle-même : elle témoigne d'une époque plus élevée que la nôtre où l'artiste lisait le livre qu'il se proposait d'illustrer, et où on ne confiait pas ce rôle esthétique à des studios qui en réalisent aujourd'hui quinze par jour en apposant des photos idiotes sur des romans classiques aussi bien que contemporainement superficiels. Il n'y a rien de plus à dire là-dessus, sinon qu'il faudra convenir un jour que si les éditeurs ambitionnent de continuer longtemps à vendre des livres au format papier, il faudra qu'ils fassent de cet objet quelque chose de plus attentivement soigné que ces malheureux poches qu'ils nous imposent, faute d'avoir voulu employer les gens qu'il faut et qui, peut-être, leur auraient réclamé seulement quatre ou cinq centimes de plus par livre produit.
Lien : http://henrywar.canalblog.com
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