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Critique de Aquilon62


"Adorable ville. Il y a bien cent rues ou ruelles qui valent la peine d'être vues ; et pas une, sauf les nouvelles, qui donne le regret d'y avoir perdu un instant. Les maisons, par centaines, sont toutes belles ou touchantes, toutes les maisons peut-être, moins celles bâties d'hier, en très petit nombre d'ailleurs. Que de palais, d'églises, de chapelles méritent le regard. Même après les grandes merveilles, toute pierre est plaisante aux yeux et parle à la pensée. Tout est souvenir à Sienne, présence du passé, occasion de rêve, charme et magie, caresse pour le coeur : car tout est désir ou trace de beauté."
André Suarès - Voyage du Condottière

Magnifique éloge de la ville de Sienne, sur laquelle trop peu d'auteurs ont écrit. Mais lorsqu'ils le font c'est à la hauteur cette sublime ville, et c'est le cas avec ce Mois à Sienne que nous propose Hisham Matar et qu'il résume si bien : "Sienne me semblait aussi familière qu'un médaillon qu'on porte autour du cou et pourtant aussi complexe qu'un labyrinthe."

Ce n'est qu'aux deux tiers du parcours que l'auteur semble réaliser quelque chose sur le voyage qu'il a entrepris.

Les ouvrages précédents d'Hisham Matar ont tous traité d'une manière ou d'une autre du trou béant laissé par la disparition de son père.

Matar est tombé amoureux de l'école d'art siennoise il y a plus de 25 ans ; ayant terminé son livre de "The Return" (la terre qui les sépare) qui tente en vain de cerner le sort de son père et allait remporter le prix Pulitzer, il se décide à visiter enfin Sienne pour se mettre en quête de la ville d'art, de l'art dans la ville, mais qui sait peut-être au fond une quête de lui-même car comme le dit André Suarès « Tout est souvenir à Sienne, présence du passé ».

Après avoir erré dans les rues médiévales, passé des heures devant les oeuvres d'Ambrogio Lorenzetti et Duccio di Buoninsegna, après avoir erré et emprunté l'une des trente-neuf portes pour sortir de la ville, il entre dans un cimetière. C'est un endroit vers lequel il est attiré en tant que "pleureur sans tombe", pour s'asseoir et contempler la vie.
Paradoxal .....
"bataillons de pierres tombales après bataillons de pierres tombales. Vertigineux. C'est une chose de se pencher sur l'intimité particulière d'une seule tombe, c'en est une autre d'apercevoir l'appétit insatiable de la mort. le nombre des défunts dépasse de loin celui des vivants. le présent est la bordure dorée d'une étoffe noire. Quel scandale, d'être en vie, me suis-je dit. Cela m'a rempli d'enthousiasme et d'une sombre fierté pour l'humanité, pour notre courage, notre héroïsme face aux preuves indéniables que la vie ne peut être préservée, que peu importe l'armure que nous choisissons, tout est voué à mourir."

Et c'est là, seul, en écoutant le chant des oiseaux, qu'il a une révélation. « Je savais alors que j'étais venu à Sienne non seulement pour regarder des peintures. J'étais également venu pour pleurer seul, pour considérer le nouveau terrain et pour déterminer comment je pourrais continuer à partir d'ici.

Dans le cimetière, il ressent tout le poids du passé.
« Comme c'est scandaleux d'être vivant »

Un mois à Sienne porte toutes les caractéristiques de l'écriture de Matar :
C'est un livre superbement construit ;
L'utilisation du langage est précise et délicatement nuancée sans prétention.
Une simplicité trompeuse au regard de son effort d'écriture.

Ce qui émerge est une exploration philosophique bien plus complexe de la mort, de l'amour, de l'art, des relations et du temps.
Sienne est la toile de fond parfaite pour son exploration. Errant dans ses rues, se liant d'amitié avec ses citoyens et se tenant devant son art, Matar à la sensation "de n'être pas tant dans une ville que dans une idée, une allégorie épousant parfaitement mes besoins, tel un vieux vêtement bien coupé."

Est-ce pour cela que l'on y trouve ce tableau "Allégorie du bon gouvernement" de Lorenzotti ?

Le temps s'effondre ici.
"Une peinture change à mesure que vous l'observez, de plusieurs manières, toutes imprévisibles. J'ai compris qu'un tableau demande du temps. Aujourd'hui, il me faut plusieurs mois, et bien souvent une année entière, avant de pouvoir passer au suivant. Dans l'intervalle, le tableau en question devient pour moi un espace mental aussi bien que physique."

Comme il communie pendant des jours avec un seul tableau, il se révèle à lui - et à lui à lui seul.

Matar joue subtilement le changement de perspective comme le fait Duccio dans "L'annonciation" ou "la guérison de l'aveugle" :
"Examiner attentivement leur oeuvre, c'est surprendre une des plus passionnantes discussions de l'histoire de l'art : celle qui cherche à définir ce que peut être un tableau, sa raison d'être, ce qu'il est susceptible d'accomplir à l'intérieur du drame intime se jouant dans la relation unique qu'il noue avec l'inconnu devant lui. On peut entendre ces peintres se demander à quel point le tableau pourrait s'appuyer sur la vie affective de celui ou de celle qui le regarde, comment une expérience humaine partagée peut changer le contrat entre l'artiste et le spectateur, et les possibilités créatives qu'ouvre potentiellement cette nouvelle collaboration."

Comme il communie pendant des jours avec la ville, elle se révèle à lui - et à lui à lui seul. Revenant régulièrement à la Piazza del Campo, coeur vivant de la ville, son épicentre, réceptacle des vies, des déambulations, des vibrations.

" C'est la conque d'Aphrodite ou le bénitier de Marie : elle est rose sous la lune, et partagée en longs pétales de marbre. Immense et déserte à cette heure, elle est toute à moi comme au silence. Son ovale exquis, à la suave pente, est le sexe brûlant et clos de l'adorable ville. Voilà bien le Campo, la plus belle des places en Italie, toute bordée de palais rouges : et le plus vaste, le plus hardi de tous, qui en occupe tout un côté, est le palais de la République. le doux ventre de la place s'incline avec langueur vers le palais illustre. Et lancé au fond du ciel, cherchant la lune, la plus ravissante et la plus haute des tours se dresse d'un seul jet, si robuste et si fin, si fort et si léger qu'il est l'essor d'un lys rose à la corolle de neige, le beffroi de Sienne, un lys qui serait une flèche."
André Suarès - Voyage du Condottière

Si on osait un parallèle avec l'art, le style de Matar est un reflet subtil des couches des peintures qu'il observe et de la ville elle-même qui comprime le temps comme seuls la mémoire et l'art peuvent le faire.

Devant se séparer de Diana, c'est la solitude qui le rattrape....
"Elle m'a aussitôt manqué. Ma solitude était de retour, toujours aussi vive, épaisse et lourde. Et temporellement chargée, comme si le temps, quand on est seul, devenait une pièce avec double exposition, une fenêtre donnant sur le passé et l'autre sur l'avenir."

Ponctué de tableaux de l'école siennoise, ce livre se présente comme une invitation au voyage et une bouleversante réflexion sur l'art et la littérature, ces élans pleins d'espoir qui nous relient à ceux qu'on aime et offrent un espace où retrouver ceux que l'on a perdus.
Comme une parenthèse, comme un temps suspendu le temps d'une lecture aussi sensible que subtile.

"Blanc et noir, partout les couleurs de Sienne. Jamais couleurs ne furent mieux parlantes. Voilà bien la lumière et la nuit de la passion, l'avers et le revers d'une âme qui brûle."
André Suarès - Voyage du Condottière

Et si je dois retenir un passage empli de lumière, de blanc, de l'avers d'une âme, de vie :
"J'ai soudain senti une présence dans mon dos. Je me suis retourné et j'ai vu un banc à l'écart, face au paysage. Il bénéficiait des derniers rayons du soleil et présentait un aspect inhabituel, comme réservé, mais avec une vue dégagée et panoramique sur le paysage. Un bon endroit d'où regarder la campagne, me suis-je dit. Un bon endroit où se cacher. Un bon endroit où pleurer. Je me suis assis en espérant que jamais personne n'enlèverait ce banc, qu'il resterait là jusqu'à la fin des temps. "

Le jour où je retournerai à Sienne, j'irais me cacher sur ce banc mais juste pour relire ces mots,
comme un hommage à cet hommage à cette ville....
Et comme une mise en abyme de sa devise Cor magis tibi Sena pandit - Sienne t'ouvre un coeur encore plus grand.
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