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Critique de Tiphrom


L'histoire se déroule dans l'Est de la France, dans l'une de ces nombreuses régions désindustrialisées, où la misère sociale et économique se rejoignent pour donner naissance au terrain d'élection des études sociologiques mais aussi, dans ce roman, à de puissantes histoires humaines. On y suit, sur quatre étés séparés chaque fois de deux années, une galerie de portraits tantôt attachants, agaçants, amusants, déroutants. Anthony, l'adolescent puis jeune adulte à la paupière basse mais au coeur doux, empêtré dans sa propre vie comme dans un bourbier dont on ne connaît les limites, qui cherche à sortir de quelque chose qu'il ne parvient même pas vraiment à nommer. Ses parents, la mère de famille dévouée qui tarde à vivre sa propre vie, le père alcoolique et passablement violent qui cherche le repentir. Steph, bien née, chanceuse et sa copine Clem, conscientes (parfois trop ?) de leur situation privilégiée mais indistinctement attirée ailleurs et plus ici encore. Ou encore Hacine, né dans la ZUP, une mère au bled et un père dur mais qui n'a de conscience de la société que celle d'un autre monde, celui de sa propre jeunesse qui n'a pas vu l'ampleur de la dégradation que la nouvelle génération se mange de plein fouet.

Il est assez facile de comprendre pourquoi ce roman sociétal de la France périphérique des années 1990 a obtenu le Goncourt. D'abord à raison du sujet choisi et du traitement retenu : celui du roman véritable, loin de l'auto fiction proposée par Edouard Louis par exemple. Pour autant, impossible de ne pas songer aux Héritiers de Bourdieu, tout au long du roman, souvent teinté d'analyses sociologiques. Ensuite, justement parce que le roman ne s'arrête pas là, il est bien plus intime : les révélations ne sont jamais des leçons universelles mais des illuminations intimes, qui en disent davantage sur le personnage que sur son environnement, l'ensemble donnant à voir une fresque dont il n'appartient qu'au lecteur de tirer des conclusions générales.

Alors, oui, il y a quelque chose là-dedans tenant du « les premiers sont les derniers » et la question du vice-versa. Mais, encore une fois, le roman est étonnamment plus subtil que cela.

J'écris étonnamment, car il a failli me tomber des mains sur les cent premières pages. Peu de poésie, une langue assez simple et directe, des dialogues qui se veulent naturalistes – le langage de l'adolescence de 1990 n'a rien à envier à celui d'aujourd'hui. Une certaine faiblesse des ressorts de l'intrigue : voler un canoë à la base nautique du coin, emprunter la moto chérie de son père dans son dos avec la crainte de son courroux… Tout ça pour cela ? Evidemment, non. Inexplicablement, on cherche l'intérêt tout en ne pouvant vraiment refermer ici le livre. On s'attache, on a envie de creuser. Là est le véritable talent de Nicolas Mathieu : il nous intéresse malgré nous à ces personnages dont il ne livre que peu, à travers l'action et la parole, la profondeur vient après, individuellement, patiemment. Et au lecteur de recréer l'ensemble. Les étés arrivent puis se succèdent. Un saut de deux ans est franchi, tant pis pour la continuité : elle n'est pas essentielle. Seule celle du personnage compte.

En me promenant parmi les avis sur Babelio, globalement très positifs, j'ai pu constater que certains avaient cru lire un mépris de classe dans certaines phrases. Je le comprends mais je ne le crois pas : le verbe est ciselé, non pour la poésie mais justement pour ces analyses. L'auteur ne juge pas, seuls les personnages se jugent. Il renvoie donc au lecteur la liberté d'y confronter son propre système de valeurs – ou de préjugés ? – en le malmenant : le mauvais garçon devient le bon père, le gentil ado est source de violence, la bonne mère un peu démissionnaire, la fille bien née à la fois égocentrique et peu armée face au vrai monde… In fine, on s'interroge tant sur ces personnages que sur la lecture qu'on en a au fil des pages. le lecteur est acteur, le lecteur est coauteur. N'est-ce pas suffisant pour faire un bon Goncourt ?
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