Pour ta peau

Sentir son odeur rassurante, sa voix qui murmure des choses que je ne comprends pas en espagnol et ses mains qui caressent tendrement mes cheveux me fait un bien fou.

Ses mains parcourent ma peau, elles passent sous ma jupe et me caressent durement, comme s’il n’avait pas touché une fille depuis des années. Ça ne me plaît pas, je n’aime pas sa façon de s’approprier mon corps. Je veux coucher avec lui mais pas comme ça, pas en ne décidant de rien. Je tente de le repousser, de lui dire d’y aller doucement mais il ne m’écoute pas. Il continue et je vais vomir s’il n’arrête pas. Je n’ai pas envie de ça, d’être un morceau de chair qui assouvit son besoin. J’ai envie qu’on prenne soin de moi, qu’on me traite avec douceur, même si je fais n’importe quoi. Je le repousse encore lorsque soudain, il est totalement écarté de moi. Je m’écroule au sol, je vois deux paires de jambes se faire face, j’entends des mots, des insultes et des coups et je tente de me faufiler hors d’ici. Je rampe mais je suis rattrapée avant d’avoir fait un mètre, on me redresse et je me retrouve contre un autre corps. Je croise ce regard qui me dessoûle immédiatement, ce bleu sombre et électrique. Ce regard que j’aime plus que tout et je me souviens de la première fois où je l’ai vu.

Les meilleurs souvenirs, ceux qui s’effacent avec le temps et qui donnent l’impression d’avoir appartenu à une autre vie. Ceux liés au bonheur de l’enfance, quand tout est encore beau et possible, lorsqu’on voit le monde avec des yeux innocents et que le bonheur se résume à un gâteau au chocolat et l’amour de ses parents. Je voudrais revenir à ces années et ne jamais grandir. Demeurer cette petite fille qui riait tout le temps.

C’est égoïste le malheur parce que personne n’est capable d’interpréter les souffrances des autres. Je voudrais lui dire qu’il peut venir, que je l’attendrai, qu’on ne réfléchira pas, que je regrette, que je le veux même une nuit, même partagée. Lui dire que je l’aime et que je suis en train de faire n’importe quoi parce que je ne supporte pas ma solitude, je ne supporte pas mon lit vide et froid, l’absence de corps qui me donne un semblant de sécurité. Lui, il me l’a donnée cette sécurité, elle n’était pas éphémère dans ses bras. Elle était réelle.
Je veux qu’il rentre et qu’il me retrouve, que notre histoire s’écrive dans le temps pour longtemps… mais rien de tout ça n’arrivera. Il le sait autant que moi. On vit dans nos rêves et nos délires pour se maintenir à flot. On espère et on croit, pourtant on sait. On sait que c’est fini, que rien ne changera, que c’est interdit et que c’est tant pis.
Ma grand-mère disait que « tant pis » est la pire chose à dire en amour. On ne peut pas dire que ce n’est pas important lorsqu’on aime. « Tant pis » est le contraire de « Je t’aime », il veut dire je t’oublie et je laisse tomber.

Je hais ces journées sans voir un gamin sourire, sans connaître le bonheur d’avoir sauvé quelqu’un. Je me sens tellement inutile dans ces cas-là, à tel point que je me demande ce que je fous ici. Et cette violence… je n’étais pas préparé à la haine gratuite et à la torture. Les images de sang, l’odeur de chair brûlée qui envahit l’air, les cris, les pleurs, les suppliques…c’est le quotidien Jordane. Le putain de quotidien !

Certaines choses sont inimaginables et je ne souhaite à personne d’en être témoin. En étant médecin, on fait face à la douleur constamment, à la peur et la détresse mais rarement à la cruauté. On voit du sang, des organes et des tripes, mais on ne les déchire pas. On sauve des vies mais pas au péril de la nôtre et on guérit, aidé par une logistique adéquate. Ici, c’est tout l’inverse. On fait de la boucherie pour garder en vie ce qui l’est, on se faufile entre les balles pour pouvoir faire notre boulot et tirer un gamin aux intestins à l’air d’une bataille dans laquelle il n’a rien à faire.

Mille pensées me passent par la tête, mille possibilités de la pire à la plus stupide. Il n’y a qu’une façon de le savoir, c’est d’ouvrir et de lire.
J’inspire et jette un dernier coup d’œil à l’océan coléreux aujourd’hui dont les vagues ravagent la plage déserte. Ce sera différent ensuite, comme ce soir où je lui ai dit que je l’aimais ; tout a été différent ensuite. De sa façon de me regarder à celle de me faire l’amour. Il n’a rien dit ce soir-là, il n’avait pas besoin, je savais.

« Quand dans l'amour
Tout s'effondre
Toute la misère du monde
N'est rien à côté d'un adieu »
 

Nos cœurs sont perdus, noyés par la douleur ils ne sont plus capables de battre doucement, ils ne ressentent que de violentes émotions. Du bien ou du mal, du tout ou du rien, de l’amour ou de l’oubli. Et de la douleur encore et toujours, ce mal qui ronge jusqu’à la moindre particule de notre amour.
Est-ce qu’un jour il s’éteindra ? Est-ce qu’un jour je penserai à toi sans crever de douleur ? Est-ce qu’un jour je pourrai te regarder sans t’aimer ? Est-ce qu’un jour je t’oublierai Jordane ?

Aime-moi comme il faut ou ne m’aime pas du tout, mais ne choisis pas le juste milieu parce que je n’en veux pas. Je te veux toi, entièrement, je ne veux pas de moitié, je ne veux plus de quelques nuits ou de moments oubliés. Je veux tout, comme je le mérite.