Citations sur Brooklyn Noir (27)
« Écrivain ? C’est quoi, ce truc ? Moi aussi, je suis écrivain. J’écris des contraventions. Ah ah ! Écrivain… Comment tu vas gagner ta vie avec ça ? Pourquoi tu deviendrais pas avocat ? Ou médecin ? Ou faire des études de, comment on appelle ça, de criminologie ? Au moins, t’aurais une chance de devenir inspecteur… »
Il se rappelait le visage dur et fermé du père de Molly, la première fois qu’il était venu la chercher pour l’emmener au cinéma. Patty Mulrane, le flic. Et sa silhouette quand il sortait en uniforme pour son service de seize heures à minuit, son revolver à la ceinture, son dos habituellement voûté se redressant au fur et à mesure pour lui donner la stature imposante qu’il affectionnait. Et la mine horrifiée de Patty Mulrane quand Carmody lui avait dit qu’il utiliserait sa bourse de l’armée pour devenir écrivain.
Si les immeubles étaient bien les mêmes qu’autrefois, il n’en était pas de même pour les boutiques. Le Fitzgerald’s, le bar où son père aimait s’imbiber, avait disparu, ainsi que la droguerie Sussman’s, l’épicerie Fischetti, la boucherie Freedom Meats et la pharmacie. Comment s’appelait cette quincaillerie ? Là, juste au coin. Une boutique de loisirs créatifs, à présent. De loisirs créatifs ! Moloff’s. La quincaillerie s’appelait Moloff’s, et à côté il y avait une boulangerie. « Notre Boulangerie », comme on l’appelait. Et maintenant il y avait un magasin de matériel informatique à la place de l’atelier de réparation de téléviseurs. Et un pressing à la place du Rattigan’s, où les hommes chantaient de vieilles rengaines accoudés au bar. Tout avait disparu. Même la vieille fabrique de pendules avait été transformée en copropriété.
Il distinguait à présent les lumières allumées dans ces vieux appartements, et les ombres qui se déplaçaient comme des fantômes derrière les stores ou les rideaux baissés. Il observa une rue près du port et remarqua quelques plaques de neige noire qui n’avaient pas encore fondu, réfugiées entre les voitures garées, et il vit au loin le mince ruban rouge du soleil qui se couchait du côté du New Jersey. À cette hauteur, le vent en provenance du port rendait la neige dure comme l’acier. Le soleil brillait d’un éclat semblable. Le jour était en train de mourir. Il allait bientôt faire nuit.
Enfant, il avait parcouru ces rues de nombreuses fois par une soirée comme celle-ci, où les gens se dépêchaient de rentrer chez eux pour échapper au froid mordant et retrouver leur appartement au chauffage incertain. Des soirées où la neige s’entassait sur les bas-côtés et où les tramways étaient en rade.
Il avait appris par un article du New York Times que le quartier s’était embourgeoisé, que la plupart des anciennes familles avaient déménagé, remplacées par des locataires plus jeunes qui payaient des loyers plus élevés. C’était un peu malheureux, disait le journal, mais il fallait reconnaître que le quartier avait embelli.
Depuis la côte californienne, il avait vu des photos de blocs entiers effondrés à Brownsville et à East New York. Il n’y avait rien de tel ici. En fait, les immeubles avaient l’air en meilleur état aujourd’hui, avec leurs portes d’entrée repeintes à neuf, aux carreaux propres, à la place du zinc martelé peint en gris
Les immeubles étaient exactement comme Carmody s’en souvenait. C’était de vieux bâtiments à loyers modérés, avec des escaliers de secours qui couraient le long des façades, mais ils lui semblaient curieusement rassurants. Ce n’était pas un de ces quartiers de New York ruinés par le temps, les incendies volontaires et l’insalubrité.
« Ça vous fait quoi, de retourner à Brooklyn ? lui avait demandé Charlie Rose la veille, dans l’obscurité d’un petit studio de télévision de Park Avenue.
– Je ne sais pas, avait répondu Carmody. J’espère seulement qu’ils ne vont pas me jeter des livres à la figure. Surtout pas les miens », avait-il ajouté en gloussant.
Et il avait eu envie de préciser : Je ne suis jamais vraiment parti. Ou pour être plus exact : Ces rues ne m’ont jamais quitté.
Sa montre lui indiquait qu’il avait encore une bonne demi-heure devant lui pour arriver à la librairie. Exactement comme il l’avait espéré. Il aurait un peu de temps pour visiter, mais pas beaucoup. Il traversa la rue, tournant le dos à la librairie où il était attendu, et il se retrouva sur l’avenue où, autrefois, il avait été jeune.