CARMODY sortit du métro avant la tombée du jour et ses lunettes s’embuèrent d’un coup au contact de l’air glacé. Il les ôta, les tenant par une branche le temps qu’elles se réchauffent, et il distingua son propre visage qui souriait sur une affichette verte collée au mur. C’était bien lui, sur une photo vieille de six ans, avec les mots « lecture » et « séance de dédicace », ainsi que la date et le lieu, et il s’arrêta un instant, frissonnant dans la bourrasque. C’était lui qui avait eu l’idée de prendre le métro. L’éditeur aurait pu commander une limousine pour l’amener à Brooklyn, mais il avait voulu retourner dans son ancien quartier comme il avait l’habitude de le faire, autrefois. C’était peut-être aussi la dernière fois qu’il le ferait ainsi.
Certains de ces quartiers se superposent et certains se trouvent à des coins opposés de Brooklyn, mais, en termes de langage, ça n’a aucune importance. Deux ou trois de ces histoires pourraient se passer à quelques rues les unes des autres, et les protagonistes seraient perdus si on les déplaçait.
À quelques exceptions près, comme le prédateur d’Arthur Neresian, tous les personnages de ces nouvelles appartiennent à telle ou telle communauté, et c’est cette appartenance qui les définit, les sauve ou les condamne.
Les communautés de Brooklyn décrites dans ce livre ne sont pas, pour la plupart, représentatives de l’image populaire du quartier aujourd’hui. La majeure partie des histoires qui se passent à Brooklyn ne se passent pas à Canarsie, comme la nouvelle sombre et dérangeante d’Ellen Miller, ou bien à East New York, comme dans le texte subtil et évocateur de Maggie Estep. Et quand les endroits sont plus connus, les enclaves mentionnées le sont beaucoup moins. Le Park Slope de Pete Hammill dans « Dédicace » n’est pas ce lieu non-fumeur où l’on boit des cafés latte pour fêter la toute dernière victoire du peuple, mais le quartier des laissés pour compte – la poignée de vieux qui habitent au-dessus des boutiques de 7th Avenue dans les derniers appartements à loyers modérés, et qui doivent marcher tous les jours un peu plus pour trouver un vrai bar ou une épicerie. Le Williamsburg de Pearl Abraham n’est pas un quartier branché, mais une forteresse hassidique. Ce que partagent ces communautés, cependant, et que ces écrivains capturent brillamment, c’est le langage.
Non. C’est un code, un exemple du langage de l’inclusion. Cela a été utilisé jusqu’à la corde dans les romans et les films mettant en scène les familles de la mafia. Dans le monde réel, une alliance forgée dans la rue peut réunir entre deux personnes et une vingtaine. Et ces appartenances peuvent perdurer pendant des générations ou se dissoudre le soir même. Mais la première chose qui émerge de tels groupes est un langage commun, ou une forme de langage, qui suggère l’acceptation et la loyauté, même si les individus proviennent d’horizons très différents.
J’AI récemment reçu un coup de fil d’un vieil ami de mon père. C’est un homme intéressant qui a vécu une vie dangereuse et, depuis la mort de mon père, je n’ai de ses nouvelles que tous les deux ans environ. Il m’appelait pour me dire que sa nièce de quatorze ans avait disparu. Heureusement, il m’a rappelé le lendemain pour m’annoncer qu’on l’avait retrouvée, saine et sauve, chez des amis. Cette brève fugue n’avait été qu’une manifestation de sa crise d’adolescence. J’ai exprimé mon soulagement et je lui ai dit que j’allais décoller les affichettes que j’avais posées. On a parlé pendant quelques minutes, puis on s’est dit au revoir.
« Prends bien soin de toi, tu sais que je t’aime », a-t-il dit avant de raccrocher.
Les histoires racontées ici sont aussi variées que le quartier lui-
même, du monde ultra-violent du gangsta rap au groupe de vieux
durs à cuire à la Damon Runyan. Il y a des prédateurs sexuels, des flics
ripous, des tueurs, un voleur de chevaux...