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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"We shall not cease from exploration
And the end of all our exploring
Will be to arrive where we started
And know the place for the first time."
(T.S. Eliot, "Four Quartets")

Il n'est pas aisé de qualifier le brillant livre de Daniel Mendelsohn. Est-ce un roman, un document, un témoignage, une quête généalogique, un récit sur la Shoah ? On a un brin de chaque, et l'ensemble nous donne une histoire passionnante ; un livre nécessaire sur la transmission de la mémoire.
Imaginez qu'on vous pose des questions sur un ami que vous avez connu enfant. Seriez vous encore capable de vous en souvenir ? Donner des détails sur sa vie, sa famille, savoir ce qu'il est devenu ? Au fur et à mesure que les années passent, les connaissances et les événements d'autrefois tombent dans l'oubli. Parfois consciemment, parfois seulement parce que la vie est ainsi faite, et les vieux souvenirs se transforment, s'effacent, et disparaissent...
Il est de notre devoir d'humain d'entretenir la mémoire des 6 millions de victimes de la Shoah, et la littérature sur le sujet ne manque pas. Mais ceci est la quête personnelle d'un homme à la recherche du destin des six membres de sa famille, perdus dans cet océan anonyme. Et ces personnes ont bien un nom : son grand-oncle Shmiel Jäger, sa femme Ester, et leurs quatre filles - Lorka, Frydka, Ruchele et la petite Bronia.

Enfant, Daniel Mendelsohn - un Juif new-yorkais dont la famille vit en Amérique depuis trois générations - a toujours été fasciné par les vieilles histoires racontées par son grand-père. Y compris celles de Bolechow, la bourgade en Galicie où Shmiel, le frère de son grand-père, a décidé de retourner après son bref passage aux Etats-Unis pendant la guerre. Dans la famille Mendelsohn, on ne sait pas grand-chose sur la famille Jäger, seulement qu'ils ont été tous "tués par les nazis". Mais quand et comment sont-ils morts ? Est-il encore possible d'en savoir plus sur ces six disparus depuis le début des années 40, quand tant de Juifs ont péri dans les camps de concentration, et d'autres étaient fusillés lors des nombreuses razzias organisées ou spontanées un peu partout dans ce coin d'Europe ?
Mendelsohn est du genre obstiné. Ses recherches généalogiques, ses correspondances et ses fouilles méticuleuses pour trouver les témoins de ces événements - quelques "anciens de Bolechow" qui soient encore en vie - sont peu à peu couronnées de succès. Ses pas, en compagnie de son frère, le mènent d'abord à Bolechow (en actuelle Ukraine), puis aux quatre coins du monde, en des endroits aussi éloignés que l'Australie, Israël, la Suède ou le Danemark. Tant d'années après la guerre, c'est parfois littéralement une course contre la montre, et les résultats relèvent du miracle.
Alors oui, on saura... mais on saura aussi que la quête en soi peut devenir plus importante et révélatrice que son résultat final. Que des impasses peuvent cacher des portes secrètes qui s'ouvrent sur d'autres personnes et d'autres souvenirs. Que tout cela n'est en réalité jamais fini, et que les souvenirs sont importants non seulement pour qu'on sache comment les gens sont morts, mais aussi et surtout comment ils ont vécu.

Le destin de la famille Jäger n'est qu'une petite histoire perdue dans le cours de l'Histoire, et Mendelsohn va patiemment la reconstruire à l'aide de témoignages entrecroisés, enregistrements, anciennes notes, lettres et photos. Son écriture ne tombe jamais dans le pathos, même lors des passages glaçants sur les "aktions" à Bolechow, sur les comportements inhumains ou sur les observations de quoi on est parfois capable pour sauver notre vie, ou celle de quelqu'un d'autre. Mais le livre est aussi loin d'avoir un style sec et documentaire : chaque infime détail compte - les gestes, les intonations, les petites observations et souvenirs, les sonorités de certains mots, l'accent avec lequel ils sont prononcés ou la façon dont ils sont orthographiés - tout cela est parfois répété jusqu'à l'obstination, et donne une dimension très personnelle et presque mélancolique au récit.
Cette vaste entreprise est encore mise très intelligemment en valeur par son reflet dans la Torah et les quatre premiers récits de la Genèse. Ces passages ponctuent et organisent le livre de Mendelsohn et lui ajoutent une dimension supplémentaire, en nous rappelant l'histoire biblique du peuple juif. L'arbre de la connaissance fait écho aux arbres généalogiques, tout comme l'histoire de Caïn et Abel reflète non seulement Shmiel et son frère, mais aussi Daniel et son frère Matt, ainsi que les rapports entre les Juifs, les Polonais et les Ukrainiens à Bolechow. Tant de châtiments divins s'abattent sur le peuple juif, et à chaque fois Dieu va choisir seulement quelques justes qui doivent survivre. Peut on anéantir tout un peuple ? Condamner toute une nation pour cet anéantissement ? Peut on juger objectivement tous les actes du passé ? Certains des témoins de Daniel le pensent, d'autres préfèrent se taire ou occulter une partie de la vérité. Daniel ne juge pas, il veut juste savoir, afin de préserver ses "disparus" de leur disparition définitive.

Pendant la lecture j'ai souvent pensé à "l'immortalité" de Kundera : un livre qui met en parallèle "l'immortalité" des grands hommes qui se transmet par la mémoire collective, et la "petite immortalité" de tout un chacun, possible seulement grâce à la mémoire familiale, et bien plus difficile à entretenir. C'est cette "petite immortalité" qui est le but de la quête de Mendelsohn, en nous révélant au passage tout un pan de la grande Histoire. 5/5, avec tous mes respects, et non seulement au livre.
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