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Critique de oblo


Un matin de 1977, Emmanuel, Meyssonnier, Peyssou, Colin, Thomas, la Menou et son fils Momo connaissent l'enfer. D'un seul coup, la température augmente considérablement : c'est le feu de la catastrophe qui ne fait que les frôler. En réalité, ces personnages viennent d'échapper à un accident nucléaire majeur, dont on ne sait s'il a été volontaire ou non, et qui a dévasté le monde entier. La terre est brûlée ; brûlés les végétaux, brûlés les mammifères, les insectes, toute la vie animale. Leur survie, ces personnages la doivent à la cave où ils se trouvaient : la cave du château de Malevil. Château anglais dans le Périgord, Malevil est une forteresse médiévale qu'Emmanuel a restauré patiemment, espérant y animer des visites, y élevant déjà des chevaux. Survivre à pareil cataclysme est un exploit ; encore faut-il que cette survie s'inscrive dans le temps. Car le monde, alors, n'est plus, et ces hommes et cette femme se trouvent, tel Robinson sur son île, coupés - à jamais - de la civilisation qu'ils ont connue. Roman d'aventure et d'anticipation, Malevil est avant tout une narration formidable et un examen de la politique au sens premier du terme : Robert Merle donne à voir les mécanismes qui régissent la vie dans la cité, c'est-à-dire en communauté.

La description du désastre nucléaire - et de la façon dont les personnages principaux le vivent, terrés dans la cave - suffirait à démontrer la maîtrise narrative de Robert Merle. Celle-ci ne se dément pas tout au long des six cents pages. Les descriptions techniques ou topographiques sont minutieuses sans être barbantes, la psychologie des personnages est suffisamment exploitée pour être crédible, les rebondissements viennent casser à bon escient les phases d'accalmie. La lecture du roman est très agréable, rythmée efficacement par les dialogues. Sur la forme, Robert Merle a fait le choix d'un compte-rendu des événements tenu par Emmanuel et augmenté de notes complémentaires livrées par Thomas : ainsi se trouve-t-on au plus près des événements. La narration est chronologique, ce qui donne à voir l'évolution du groupe et de la situation politique de Malevil. Ce choix de la simplicité contribue à la fluidité du récit.

Malevil est un roman éminemment politique. Il raconte ce que c'est de vivre en communauté, les choix que cela implique, les rapports de force que cela engendre. Ôtés les éléments de confort technologique et les habituelles conventions sociales : qu'est-ce qui lie les hommes et les femmes entre eux ? Dans le contexte de Malevil, le souci premier est celui de la survie, donc de la préservation des personnages en tant qu'eux-mêmes, mais aussi de l'espèce humaine. On comprend, peu à peu, que les survivants de Malevil ne sont pas seuls. D'autres groupes restreints ont survécu de qui a été une destruction instantanée, absolue et définitive du monde. Ce qui fait, très tôt, la force de Malevil réside dans la cohésion sociale. Cohésion facilitée parce qu'Emmanuel, Meyssonnier, Peyssou et Colin sont des amis d'enfance, que la Menou et Momo ont servi l'oncle d'Emmanuel, qu'Emmanuel s'est pris d'affection pour le jeune Thomas, géologue qui vient de la ville. le lien existait avant la catastrophe et il perdure. le groupe parvient à survivre dans un premier temps, car il se connaît et parce que les uns et les autres possèdent des compétences utiles : agriculture, bricolage ... D'autres groupes, croisés par la suite, comme les bandes errantes, ne semblent pas avoir ces compétences, et elles en sont réduites à la misère la plus profonde. La survie commande au groupe de Malevil leurs premières actions : c'est contraint par elle que le groupe se structure.

La politique primitive de Malevil peut être résumée en deux questions : qui fait quoi ? qui décide ? A la première question, on répond par les spécialités de chacun : Peyssou est agriculteur et maçon ; Colin et Meyssonnier sont d'habiles bricoleurs ; Emmanuel est éleveur. A la deuxième, le groupe répond en organisant une démocratie primitive et imparfaite : la Menou, par son statut de femme, est exclue de la prise de décision. Momo, son fils, arriéré mental, est un enfant dans un corps d'homme. La fonction de chef semble, dès le début, occupée par Emmanuel, ce qui sera officialisé plus tard. Semble donc cohabiter deux conceptions politiques a priori opposées, mais qui fonctionne dans ce groupe politique très réduit : d'une part la mise en place d'une vie démocratique animée par des assemblées décisionnelles, et d'autre part la seigneurisation d'Emmanuel qui devient abbé (chef spirituel) et militaire de Malevil. Démocratie imparfaite, toutefois, car les femmes sont exclues de la prise de décision, et seigneurisation incomplète, car Emmanuel ne consent à prendre les pleins pouvoirs qu'en cas d'urgence. La rencontre avec les gens du bourg voisin de la Roque et avec la bande armée de Vilmain montre un autre modèle politique. Dans les deux cas, les groupes sociaux sont dirigés de façon autoritaire et autocrate par un individu qui possède soit l'avantage spirituel (c'est le cas de Fulbert, autoproclamé curé puis évêque de la Roque), soit l'avantage militaire (Vilmain), en tous les cas un avantage charismatique. Cela dit, la puissance de Vilmain est assumée quand celle de Fulbert repose sur la manipulation psychologique. Vilmain règne par la terreur physique ; Fulbert domine par la confiscation des biens qu'il a organisée dès le départ.

La démocratie malevilaise s'accompagne d'une collectivisation des biens : ce communisme primitif donne à chacun le sentiment de défendre son bien propre. Cette unité, toutefois, est doublement menacée : par la place de la femme et par celle de la religion. Les femmes - la Menou puis les nouvelles arrivantes : Miette, sa soeur Catie, sa grand-mère Falvine, la jeune Evelyne puis, plus tard, Agnès - sont exclues du pouvoir politique. Elles ne participent pas aux travaux de force, sauf à la guerre, où Emmanuel privilégie le nombre. Elles restent confinées aux tâches domestiques : entretien de la maison, soin des animaux, cuisine. Toutefois, leur place est valorisée par leurs ventres : Miette, Catie et Evelyne sont les êtres dont la vie vaut le plus cher, car elles peuvent donner la vie, et donc préserver l'espèce. Cette misogynie est l'un des éléments dérangeants du roman, bien que la liberté sexuelle des femmes y soit défendue. La femme, dans Malevil, est traitée en inférieure, au même titre que Momo, attardé mental. A la fin du roman, la place potentielle de Judith dans la reconstruction de la Roque montre bien que, si le monde d'après est nouveau, il a gardé de vieux réflexes misogynes. La menace que constitue l'attrait sexuel que constituent les corps féminins est rapidement levée : les libertés sexuelles que prennent les femmes annulent toute mise en compétition des égos masculins. L'autre menace est celle de la religion. Thomas et Meyssonnier sont athées quand les autres sont catholiques, hormis Emmanuel, qui est plutôt agnostique.

La religion occupe une place majeure du roman. A La Roque, elle est un élément de contrôle social que Fulbert utilise à merveille. C'est d'ailleurs parce qu'il rencontre des résistances à Malevil qu'il s'engage dans une lutte à mort contre ses voisins. le rite catholique, particulièrement, qui comprend la confession et la communion, donne au curé une place centrale dans la société, ainsi qu'un pouvoir sur les âmes, notamment de marginalisation des individus. Plus simplement, à Malevil, la religion est réduite à son rôle social. Emmanuel, puis Meyssonnier et Thomas consentent à communier, puisqu'ils estiment que l'assemblée des fidèles est un facteur de cohésion sociale.

La guerre et le progrès sont d'autres thèmes majeurs de Malevil. le progrès est placé en opposition avec le retour à la terre qu'induit le cataclysme nucléaire. Retour à la nature, respect du temps de celle-ci. Cependant, dans une vision linéaire du temps, le progrès induit un retour à l'état d'avant la catastrophe : un équilibre de la terreur basé sur l'arme atomique. Meyssonnier lui-même s'interroge sur le caractère souhaitable du progrès qui implique ontologiquement la destruction du monde. C'est d'ailleurs le chemin que semble choisir les Malevilais en souhaitant une reprise des recherches à caractère scientifique. le progrès est donc un objet de foi et de méfiance : il est la cause de la catastrophe, mais il est souhaitable, car il induit un confort supplémentaire pour les personnes. Il est souhaitable, car il implique des bienfaits, notamment celui de la médecine dont Malevil finira par manquer cruellement. Enfin, le progrès est aussi pourvoyeur d'armes dont on se sert pour se défendre. La guerre, elle, est constitutive du genre humain : elle est dans l'ordre naturel des choses. Elle est nécessaire pour les gens de Malevil pour se défendre : elle est donc, selon Emmanuel, légitime. Mais, même dans ce cas, elle demeure cruelle ; en témoigne le massacre des errants qui se sont rués sur le blé encore en herbe pour le manger. A la guerre légitime des Malevilais s'oppose celle, illégitime, de la bande de Vilmain ou de celle, menée par procuration, par Fulbert. Vilmain se rend coupable d'exactions : meurtres de femmes et d'enfants, viols ... lorsqu'Emmanuel, même vainqueur, est magnanime (ainsi la victoire contre la ferme de l'Etang a pour conséquences la déportation des biens et des personnes y vivant, mais cela dans un esprit d'intégration pleine et entière à la communauté malevilaise). On retrouve cette même mesure dans les autres victoires militaires, où Emmanuel privilégie, autant que faire se peut, les vies humaines (y compris contre la bande de Vilmain). La guerre, clairement, continue la politique dans une sorte de jeu géopolitique local. Elle est aussi l'expression la plus visible d'une violence latente dans ces micro-sociétés (ex. : les inégalités hommes femmes, ou les hiérarchies dans les groupes sexués : la Menou traite avec rudesse les autres femmes de Malevil). Coiffée de légitimité, car nécessaire à la survie, la guerre que pratiquent les gens de Malevil serait une guerre morale. Elle est l'exemple le plus extrême de ces choses de la vie d'avant que les Malevilais ont conservées. La morale, convention sociale dont on pourrait croire qu'elle a été soufflée avec l'embrasement nucléaire, est elle aussi bien présente : ainsi le voit-on dans les débats sur la monogamie, sur la place de la religion dans une société sans Eglise, et sur la question de la différences de liberté sexuelle entre les hommes (qui peuvent être libres) et les femmes (qui ne le peuvent pas, selon la Menou).

Il faudrait tout de même dire un mot d'Emmanuel. Garçon célibataire d'une quarantaine d'années, il fut directeur d'école. Il a restauré Malevil, s'est lancé dans l'élevage de chevaux. Enfant, il admirait son oncle protestant (donc marginal dans la société périgourdine) et il a fait de son château un élément marquant du paysage naturel et économique de la ville de Maléjac. Avant la catastrophe, il envisage de briguer la mairie avec ses amis. Après l'événement, il est l'incarnation du pouvoir politique, militaire et religieux. Autrement dit, il est l'homme providentiel. Il fait preuve d'autorité et de tact et ménage les sentiments de chacun (à propos de sentiment : hormis l'amitié virile et l'amour platonique, les sentiments amoureux sont très rarement évoqués dans Malevil, ce qui donne l'impression d'une évacuation bien pratique pour le déroulé de la narration, mais qui évidemment manque dans cette étude des comportements humains en micro-société). Il a des rapports faits de confiance et de méfiance avec Thomas, qui représente la science à Malevil ; il flatte l'égo blessé de Colin (qui souffre de sa petite taille), s'attache les sentiments des gros bras aux grands coeurs (Peyssou et Jacquet) et sait se reposer sur l'expérience de son second (Meyssonnier). Il refuse d'être l'unique objet d'amour pour Catie et Miette, n'aime réellement que l'adolescente Evelyne, et encore de façon platonique. Il sait enfin reconnaître rapidement les qualités des hommes extérieurs à la communauté (Hervé et Maurice, de la bande de Vilmain). Son caractère facilite la narration de Robert Merle (qui, en retour, ne lui offre aucune réelle opposition interne à Malevil). Il est, pour finir, un personnage fondamental qui permet à l'auteur de construire son aventure de façon fluide et de dresser ainsi, dans l'enfer post-apocalyptique, le portrait du meilleur des mondes possibles.
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