A la mi-mars, c'est au tour de Gertrude Stein de recevoir les Hemingway.
Née en Nouvelle-Angleterre en 1874, dans une famille juive plutôt aisée, Miss Stein, comme l'appelle avec déférence Ernest, est elle aussi une figure de la scène culturelle européenne.
Installée à Paris depuis l'âge de 28 ans, elle est une grande collectionneuse d'art, en particulier des cubistes (Picasso, dont elle est une amie, fera un portrait d'elle) et surtout une intellectuelle, à la fois poétesse, dramaturge et romancière.
Lesbienne, féministe, elle tranche franchement avec le genre de gens qu'Ernest a fréquentés à Oak Park comme à Chicago.
Mais à peine à 19 ans, Ernest ressent le désir, compréhensible à son âge, de se mettre en avant. Il est parti à la guerre parce que cela lui paraissait la seule action valable pour faire ses preuves, parce que ses camarades s'engageaient tous, parce que c'était en Europe que quelque chose de grand, d'important, de fort se passait.
C'était là qu'il fallait être pour devenir un homme.
Oui il veut être un héros.
Chicago.
La ville vibre de toutes parts en cette année 1920.
En à peine quelques décennies, elle est devenue la capitale du nord de l'Amérique profonde.
Alors qu'en 1870 elle comptait à peine 300 000 habitants, ils sont presque 3 millions cette année-là.
La fin de la conquête des territoires de l'Ouest américain, le développement du rail, ont lancé la ville.
Chaque matin, pendant les quatre premiers mois qui suivent son retour, le jeune homme se lève et enfile son uniforme avant de se rendre à la bibliothèque emprunter des romans, mais surtout des livres sur la guerre.
Il est incapable de s'en détacher, de passer à autre chose;
Il lit tout ce qui s'y rapporte: récits, fiction, témoignages dans les magazines, ouvrages d'historiens..
Tout.
Il lit pour se documenter mais aussi pour apprendre à écrire.
Car il n'en démord pas, il sera écrivain.
Il n'en parle pas beaucoup autour de lui et n'en touche pas un mot à son père, de crainte de ne recevoir que des rebuffades.
Mais la vocation est là.
L'ambiance familiale est pesante. Le père est englué dans ses soucis et sa neurasthénie, la mère s'occupe de plus en plus de ses élèves de classe de musique, Ernest, lui, reste obsédé par une guerre qu'il ne sait pas comment quitter.
Il a passé moins d'une trentaine de jours sur le front, mais ces trente jours l'ont marqué à jamais, il n'y a plus que cela qui compte, tout le reste lui semble dérisoire.
Ernest, comme Krebs, ne se sent plus à sa place dans le monde qu'il vient de rejoindre. Il a le sentiment d'être inutile.
Il n'a toujours pas le droit de conduire la voiture familiale. Il est en total décalage avec cette société qui, d'un côté, l'a encouragé à risquer sa vie au nom d'un monde plus juste et de la démocratie mais qui, de l'autre, une fois de retour chez lui, l'oblige à se plier à l'autorité de son père.
Un père pour lequel il a de moins en moins de respect, ou dont il s'éloigne, mais un père malgré tout et dont il continue au plus profond de lui-même de guetter le mondre signe d'approbation ou de fierté.