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Critique de boudicca


Lorsqu'elle embarque à bord du Terpsichoria pour fuir sa cité d'origine, Bellis Frédevin n'imagine pas que son exil la portera bien au delà des mers et territoires connus. Seulement après à peine quelques semaines de navigation, le navire est arraisonné par des pirates qui s'emparent manu militari des passagers pour les débarquer dans un endroit hors du commun. Cet endroit, c'est Armada, formidable cité flottante constituée d'un agrégat de bateaux en tout genre, dont Béliss et ses compagnons d'infortune sont désormais les citoyens forcés. L'acclimatation est rude pour cette experte en langues étrangères particulièrement attachée à sa ville d'origine, d'autant plus que la cité-pirate connaît au moment de son arrivée des bouleversements sans précédents. C'est qu'il n'est désormais plus question pour les forbans de se limiter à piller les mers et les côtes ! Aujourd'hui, la ville flottante se lance dans un projet beaucoup plus ambitieux : capturer un advanç, cette créature marine légendaire aux proportions gigantesques, et atteindre grâce à elle les confins du monde connu. Cet univers de Bas-Lag, cela fait maintenant plusieurs fois que China Mieville y revient. D'abord avec « Perdido Street Station » qui se focalisait justement sur la ville natale de l'héroïne, Nouvelle-Crobuzon, puis avec « Les Scarifiés » dont il est question ici, et de nouveau quelques années plus tard avec « Le Concile de fer » (l'occasion d'un retour à Nouvelle-Crobuzon). Autant de romans qui se sont vus décerner une multitude de prix plus prestigieux les uns que les autres, du Locus au Grand Prix de l'Imaginaire en passant par le British Fantasy Award ou le Prix Arthur C. Clarke. Et on comprend sans mal pourquoi.

Le principal point fort du roman est indéniablement son univers ultra développé avec lequel, il faut bien l'admettre, on met quelques chapitres à se familiariser. Des suppléments visant à aider le lecteur novice à se dépatouiller avec la multitude de termes faisant référence à tel lieu, telle race ou telle réalité (carte, glossaire, dramatis personae...) n'auraient notamment pas été de trop. Mais une fois l'acclimatation réalisée, quelle claque et surtout quelle cité ! Organisation quartier par quartier, noms et formes des navires abritant qui un marché, qui des habitations ou qui un parc, règle stricte de circulation des ouvrages papiers, fonctionnement de la presse, corps de métiers se partageant le travail sur et sous l'eau... : pas un aspect n'est laissé de côté par China Mieville qui fait de cette ville flottante d'Armada le véritable protagoniste de son roman. Si c'est avec un désespoir bien compréhensible que l'héroïne découvre peu à peu sa nouvelle patrie, le sentiment du lecteur est quant à lui plus proche de l'admiration béate. Pas un endroit de cette cité qui n'enflamme l'imagination. La selenef du Brucolac, formidable bateau se mouvant grâce aux vents de lumière lunaire, les aeronefs survolant Armada, le quartier hanté dans lequel rode on ne sait quelles créatures, les arènes, les rayonnages de la bibliothèque s'étalant de cale et cale, le parc de Lafflin et ses plantes exotiques ayant totalement recouvert au fil des siècles leurs supports nautiques... : tout est follement original et follement grisant. N'aller cependant pas croire que la cité d'Armada, pour exceptionnelle qu'elle soit, est tout ce à quoi se limite l'univers de l'auteur, bien au contraire.

C'est que l'héroïne en fait, du chemin, depuis Nouvelle-Crobuzon et la Baie de fer ! Il y a par exemple la ville de Salkrikaltorville peuplée d'humains et de Cray (créatures mi-hommes, mi-crustacés) et donc possédant des habitations et des commerces aussi bien sur que sous l'eau. Et puis il y a l'expédition de Silas Fennec sur la Mer de Crogourd chez les Strangulots, et celle de Bellis sur l'île des redoutables Anopheliae, sans oublier les mois de navigation par delà l'Océan Démonté jusqu'à l'Océan Caché à la faune et flore exotiques (« Tanneur réfléchit à toutes les choses qu'il lui reste à voir. Tout ce qu'on lui a dit exister là, dans l'océan. Les vaisseaux fantômes, les nefs fondues, les îles de basalte. Les plaines de vagues pétrifiées à l'eau grise et solide, où la mer est morte. Les lieux où elle bouillonne. le séjour des Auspicins. Les tempêtes de vapeur. La Balafre. »). Un autre des aspects parmi les plus développés de l'univers de China Mieville est sans aucun doute son bestiaire, chose à laquelle j'ai toujours été particulièrement sensible. Ecaillots, Cactacés (hommes-cactus), fulmen (élémentaux de foudre), strangulots, gigantoplaque... : voilà un petit échantillon des différentes espèces que vous pourrez croiser au cours de votre lecture. Sans oublier les Recrées, ces hommes condamnés pour un quelconque larcin à subir des transformation physiques constituant la plupart du temps en des greffes d'appendices appartenant à d'autres espèces (l'un des protagonistes, par exemple, est un homme-poisson doté de tentacules et de branchies suite à une succession d'opérations douloureuses). Vous l'aurez compris, l'univers de China Mieville regorge de surprises et c'est avec un plaisir presque enfantin que l'on saute d'une découverte à une autre, chacune plus étonnante que la précédente.




Avec un monde d'une telle richesse, il fallait une intrigue à la hauteur et là encore c'est un sans faute pour l'auteur. En dépit de ses impressionnantes neuf cent pages, le roman ne souffre en effet d'aucun passage superflu. Pas de ralentissement dans le rythme, pas de digressions : tout est utile au récit et absolument tout est passionnant à suivre. L'intrigue est ainsi ingénieusement construite puisque, dès que le lecteur pense avoir atteint le coeur de l'histoire, l'auteur parvient par divers effets de manche à relancer son récit sur une nouvelle piste encore plus enthousiasmante. On doit également à China Mieville des retournements de situation stupéfiants car totalement inattendus mais pourtant tout à fait cohérents avec les éléments que les personnages avaient jusque là pu réunir. Certaines scènes se révèlent ainsi particulièrement marquantes pour le lecteur amateur d'aventures et d'exploration, qu'il s'agisse de l'attaque des terrifiantes femmes-moustiques de l'île d'Anopheliae ou encore de la plongée claustrophobique d'une poignée de scientifiques à bord de la nef exploratrice en eaux profondes d'Armada afin d'examiner de plus près le gigantesque monstre tractant la ville. L'auteur opte pour un style fluide, efficace à défaut de poétique. Tout juste pourrait-on reprocher quelques maladresses occasionnelles (dont j'ignore si elles sont imputables à l'auteur lui-même ou à la traduction) ainsi qu'un recours un peu déstabilisant lors des premiers chapitres à des termes pointus en matière de zoologie ou de botanique (pensez à garder un dictionnaire à côté de vous au début de votre lecture, vous risquez d'en avoir besoin !)

Il reste encore à aborder la question des personnages qui, toute proportion gardée, sont sans doute le point le plus faible du roman. Non pas qu'ils soient antipathiques, fades ou peu convaincants : bien au contraire. Seulement on prend très vite conscience que le véritable protagoniste du roman, c'est avant tout cette fameuse cité flottante et que les personnages auraient mérité d'être un peu plus étoffés. Bellis, par exemple, est une héroïne attachante et complexe dont on comprend sans mal les atermoiements mais de laquelle on peine pourtant à se sentir proche. Il en va d'ailleurs de même de la plupart des personnages, à l'exception notable du duo Tanneur/Shekel : le premier parvenant à toucher par sa bonté et son sens de l'adaptation, le second émouvant surtout à l'occasion de son apprentissage de la lecture, une expérience inouï pour ce jeune illettré qui réalise soudain tout ce à côté de quoi il est passé (« Il avait appliqué cette technique à d'autres sortes de mots. Il en était entouré. Les panneaux dans les rues commerçantes, derrières les vitrines, dans la bibliothèque et partout dans la cité ; sans compter toutes les plaques en cuivre qu'il avait croisé dans sa ville natale : une clameur silencieuse, à laquelle il savait qu'il n'y aurait plus moyen de demeurer sourd à partir de maintenant. Une fois venu à bout de son livre, il fut saisi de fureur. Comment se fait-il qu'on ne m'ait rien dit ? fulmina-t-il. Quel est l'enfoiré qui m'a tenu à l'écart d'un truc pareil ? »). On peut aussi regretter de voir certaines relations possédant un véritable potentiel être trop peu exploitées, qu'il s'agisse de celle entretenue par les Amants, les mystérieux dirigeants du district d'Aiguillau, ou de celle entre Bellis et Uther Dol, guerrier aux pouvoirs surhumains que l'on a bien du mal à cerner.

Avec « Les scarifiés », China Mieville continue d'explorer et d'agrandir son univers qui possède déjà une richesse incroyable tant au niveau de sa géographie que de sa faune ou sa flore. Doté d'une intrigue solide et pleine de surprises, ce pavé de près de neuf cent pages se dévore avec une avidité révélatrice du talent de l'auteur et du caractère immersif de son décor. Si les personnages ne sont peut-être pas tout à fait à la hauteur du reste (tout ne peut pas être parfait...), le roman n'en reste pas moins une formidable réussite qui mériterait presque le statut de chef d'oeuvre. Amateurs de récits d'aventure et de piraterie, ce livre est fait pour vous !
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