Circé

Elle m'examina en soupirant. Elle avait dû entendre des histoires semblables des milliers de fois. C'est une chose que mortels et dieux ont en commun. Lorsque nous sommes jeunes, nous croyons être les premiers au monde à ressentir chaque sentiment.

Quand j'étais petite, j'avais un jour demandé à quoi ressemblaient les mortels. Mon père avait répondu : "On peut dire qu'ils ont la même apparence que nous, mais seulement dans la mesure où le ver de terre a la même apparence qu'une baleine."

Plus tard, des années plus tard, j’entendrais la chanson relatant notre rencontre. Bien que le garçon qui la chantait soit inexpérimenté, manquant les notes plus souvent qu’il ne les réussissait , la douce mélodie des vers resplendissait malgré sa piètre performance. Je ne fus pas étonnée du portrait qu’on y faisait de moi : la fière sorcière s’avouant vaincue devant l’épée du héros, s’agenouillant et demandant grâce. Il semble que punir les femmes soit le passe-temps favori des poètes. Comme s’il ne pouvait pas y avoir d’histoire à moins que nous ne rampions en pleurant.

Tu aurais dû le voir quand il était bébé. Jamais on n'aurait rencontrer une créature aussi sauvage. Même si, pour être honnête, j'étais encore plus sauvage que lui. La maternité mer paraissait facile avant d'avoir eu un enfant.

Il avait deux enfants, qu'il n'avait pu voir ni l'un ni l'autre pour ce qu'ils étaient vraiment. Cela dit, peut-être qu'aucun parent n'est capable de voir son enfant ainsi. En les regardant, nous ne voyons que le reflet de nos propres défauts.

A l'arrivée du premier équipage, j'étais une pauvre chose désespérée, prête à se pâmer devant tous ceux qui lui souriraient. A présent, j'étais une cruelle sorcière, qui prouvait son pouvoir en remplissant sa porcherie jour après jour. Ce constat me rappela soudain les épreuves qu'Hermes me faisait jadis passer. Serais-je une petite nature pleurnicharde ou une garce ? Une mouette stupide ou un vilain monstre ? Il ne devait pas y avoir que ces deux possibilités.

« Néanmoins, dans une existence solitaire, il existe des moments rares où une âme plonge tout près de la vôtre, comme les étoiles qui s’approchent de la terre une fois par an. Pour moi, il avait été ce genre de constellation-là. »

Une perle. Un moment de délectation parmi les Dieux.
On découvre Circé, pas simplement la sorcière isolée sur son île, mais la femme tout entière avec ses craintes, ses traumatismes et ses défis. L'écriture reste fidèle au style des récits oraux et poétiques (nombreuses métaphores, lexique de la nature...). Je me suis régalée.

En tout cas, cette habitation en elle-même n'avait rien d'une punition. Des trésors brillaient de tous côtés : commodes sculptées, tapis moelleux et tentures dorées, lits, outils, trépieds ouvragés et statues en ivoire. Les appuis des fenêtres étaient en marbre blanc, les volets en chêne épais. Dans la cuisine, je fis courir mes doigts sur les lames des couteaux, en bronze et en fer, mais aussi en coquille de nacre et en obsidienne. Je trouvais des coupes en cristal de quartz ou en argent ouvragé. Bien que les pièces soient désertes, il n'y avait pas un grain de poussière, et j'apprendrais plus tard qu'ils ne pouvaient pas franchir le seuil en marbre de ce lieu. J'avais beau marcher dessus, le sol était toujours propre, les tables rutilantes. Les cendres disparaissaient de la cheminée, la vaisselle se lavait toute seule et le bois de chauffage repoussait durant la nuit. Le cellier regorgeait de jarre d'huile d'olive et de vin, de bols de fromage et de grain d'orge, toujours frais et remplis à ras-bord.

(P93)