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Critique de nicopompus


De la Guerre de Troie et de cette période, je ne voyais que le sang versé sur le sable chaud de la plaine d'Ilion, la barbarie des Grecs au pied des hauts remparts de la citadelle de Priam, les compétitions absurdes et viriles de ces Hellènes, surchargés de testostérones, à peine entrés dans l'Histoire. Je ne voyais que la froideur de la geste, les ruses d'un Odysseus (qui se perdrait ensuite une décennie dans la mer des Monstres), les ficelles que tiraient des Dieux avides de sang héroïque et de querelles. de Troie, il n'y avait que ce chant millénaire, composé par un Aveugle, le plus grand de tous. Ariston Acheion de la littérature. Homère.

De ce vieillard barbu (il ne saurait être imaginé autrement), ma préférence est toujours allée à son second ouvrage : l'Odyssée, ou l'errance du rusé Ulysse. L'Iliade reste à mes yeux le chant de valeurs obsolètes. Cette gloire, psalmodiée tant et tant de fois dans ces vers archaïques, n'a jamais éveillé en moi un semblant d'intérêt, les prémisses d'une flamme. Je n'ai jamais eu l'âme guerrière, il faut croire.

Evidemment, je connaissais Achille, je connaissais Agamemnon, Ajax, Ménélas et les autres. Je pouvais rêver à ce qui liait le meilleur des Grecs, le plus grand héros de tous les temps, à ce mystérieux Patrocle, celui qui était littéralement « la gloire du père ». Patrocle, que l'on dit être l'ami intime d'Achille. Philtatos. Celui qui est le plus aimé ? Fallait-il donc comprendre qu'il partageait sa couche ? Ou parlait-on de cette amitié virile qui unit les guerriers (semblable à celle qui lie les rugbymen lors de la troisième mi-temps) ? Evidemment, dès après Homère, aux yeux d'Eschylle et des autres, et les gender studies passant par là pour ce qui est de notre siècle, il ne faisait (presque) pas de doute que ces deux figures, semblables au Soleil et à la Lune (la seconde étant rendue visible par les éclats du premier), s'étaient aimées, et non d'un amour chaste.

Dans l'Iliade, un autre personnage piquait ma curiosité : Briséis. La femme qui était la source de la colère d'Achille. Troy (le film) avait fait d'elle l'amante de Brad Pitt. Dans notre monde contemporain, plus sensible à l'exaltation de la raison d'amour, il était plus compréhensible qu'un homme boude et refuse d'aller au combat parce qu'on lui avait « piqué » sa maîtresse, la femme dont il était fou amoureux, plutôt que parce qu'on lui avait enlevé son honneur en le spoliant de ses butins de guerre (butins parmi lesquels se trouvait Briséis, une simple femelle – une de plus, pour ainsi dire).

Cette bouderie fut, quoiqu'il en soit, à l'origine de la mort de Patrocle… Et là, le texte dit que notre guerrier devint fou de douleur et le vengea en tuant Hector. Fin de Patrocle. Fin d'Hector. Vengeance de Pâris et fin d'Achille. Rideau.

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Madeline Miller, qui signe ici son premier roman (non traduit en français pour le moment), publié il y a quelques mois à peine au Royaume-Uni, raconte, sous ce titre qui fait la part belle à Achille, l'histoire d'amour entre Patrocle et le fils de Pélée. le narrateur est ce héros de l'ombre, qui n'a rien des qualités physiques de son amant. Patrocle n'est pas le fils d'une déesse. Achille l'est et la néréide Thétis, mère jalouse, quelque peu possessive, veut qu'il devienne un dieu – comme, à la génération précédente, l'était devenu Héraclès.

Leur amour naît et se développe dès l'enfance, alors que Patrocle a été envoyé à la cour de Pélée, après le meurtre qu'il a commis par accident (Madeline Miller préfère ici la version du Pseudo-Apollodore aux informations que fournit l'aveugle Homère). le lecteur suit, captivé par un style agréable et poétique, les héros chez le Centaure Chiron, puis chez Lycomède sur l'île de Skyros, et puis enfin à Troie, où le destin tragique s'accomplit après presque une décennie passée au pied d'Ilion. Achille, que guette vers la fin un hubris dévastateur, n'a d'yeux que pour Patrocle et ce dernier sert la gloire de son amant jusqu'à son dernier souffle.



Dans ce roman, il n'y a pas d'eau de rose, pas de violence romantique (les cris, les soupirs, les « je t'aime, moi non plus », et les larmes). Madeline Miller expose tout en finesse et pudeur l'amour puissant mais simple qui unit les deux êtres, sous le regard froid et haineux d'une Thétis qui abhorre les hommes et ce mortel qui détourne son fils de la voie qu'elle lui a préparée.

Le lecteur suit avec émotion la destinée des deux amants dont il connaît la fin tragique. Il devient le témoin privilégié des choix qui ont fait d'une simple guerre, de la vengeance d'un mari cocufié, la Légende.

« Parce que c'était lui, parce que c'était moi. » pourraient être les derniers mots de Patrocle et d'Achille, qui incarnent bien mieux la beauté de cette formule que l'amitié frelatée qui liait Montaigne à La Boétie.

Madeline Miller, qui a longuement enseigné le latin et le grec aux jeunes américains, donne une vision humaine – et humaniste – du plus grand héros de la Grèce et dépeint dans un monde au réalisme magique un amour exclusif qu'aucun dieu n'avait su prévoir.

Alors que le lecteur referme The Song of Achilles, il surprend sur sa joue une larme. Une seule larme qui trace son sillon d'émotion sur une peau laissée jusqu'alors indifférente par la geste d'Achille. Son regard se trouble et à ses oreilles il entend le fantôme des vagues échouant sur la plage troyenne. Il ferme les yeux et peut voir un grand mausolée sur lequel il lit le nom d'« Achille » et en dessous celui de « Patrocle ». Il soupire. Déjà, en son sein, le manque et le vide sont revenus : le lecteur est à nouveau laissé à sa solitude.


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