La première chose qui attire l'attention, quand bien même vous n'êtes pas particulièrement un adepte de romans policiers, c'est la fonction de la personne qui prend en charge l'enquête et qui n'appartient pas au corps policier, même si celui-ci est évidemment présent. Il s'agit du procureur de la République. de notre oeil français, j'avoue que cela paraît assez incongru de voir le procureur interroger, enquêter, rouler sa bosse au beau milieu des investigations alors que tout un corps de métier est spécifiquement formé à ces fins. Teodore Szacki apparaît a priori comme un homme plutôt simple, sympathique, cultivé, avec un sens de l'autodérision assez marqué et qui ne fait pas grand état du grade du poste qu'il occupe. Comme dans la plupart des romans policiers, le récit relatif à l'enquête même est ponctué de petits intermèdes sur sa vie personnelle, il mène une existence plutôt conventionnelle, il est marié et père de famille. de la banalité de cet enquêteur hors-norme fait que ce roman policier se détache de ces autres polars, qui mettent en scène un enquêteur en plein questionnement existentiel. C'est un homme qui remet en question certains aspects de son existence, arrivé à un certain stade de sa vie, mais qui n'est certainement pas rongé par un éternel mal-être existentiel.
Szacki débarque donc dans un ancien monastère, qui a servi de refuge à l'expérimentation d'une nouvelle forme de thérapie de groupe que le psychiatre en charge de l'affaire Cezary Rudzki appelle thérapie de constellation familiale. Il s'agit plus ou moins d'un jeu de rôle où le patient, sujet de la thérapie assume sa propre identité tandis que les autres endossent chacun le rôle d'une personne essentielle de son entourage. le seul fait de replacer des personnes absentes, de jouer certaines scènes familiales, de créer de toutes pièces des confrontations qui n'ont jamais eu lieu, est censé révéler une vérité enfouie derrière de nombreux éléments qui n'ont pas fait jour jusqu'alors. Cela peut paraître très confus, même tiré par les cheveux, et si l'auteur n'avait pas précisé qu'il s'était basé sur une méthode existant réellement pour élaborer son récit, j'avoue que je serais restée coite devant une telle expérience.
Bert Hellinger est un psychothérapeute allemand, âgé de près de quatre-vingt-treize ans aujourd'hui, spécialiste des relations et problématiques familiales. La méthode des
constellations familiales et systémiques a été développée dans les années 1990. N'ayant absolument pas fait l'objet d'aucune sorte d'encadrement médical ou autres, n'importe quel individu peut s'approprier cette méthode, qui reste au demeurant largement décriée. Cela est notamment dû au grand risque de dérives sectaires que cette thérapie est susceptible d'engendrer.
Il n'est pas question dans ce roman de discuter de la validité et de l'utilité de cette méthode, même notre procureur-détective est bien souvent amené en soulever sa validité et sa pertinence. Szacki va davantage être amené à explorer les abîmes de la société qui va ramener le lecteur dans le souvenir de la Pologne d'avant la dissolution du bloc soviétique. La Pologne étant un pays dont j'ignore à peu près tout, j'ai apprécié les quelques digressions historiques qui révèlent les failles d'une Pologne encore souffrante.
Où l'on apprend, entre autres choses, que sur la base d'un décret nommé Bierut le gouvernement tente de rendre aux descendants des propriétaires d'immeubles, qui ont dépossédés de leur bien, après la guerre, lesquels ont été redistribués à toute la population. le pays cache ses stigmates, porte son fardeau, entre la tentation de la droite extrême d'un pan de la société encore très conservatrice, qui peine à évoluer et la tentation de la corruption, du népotisme mafieux, hérité d'un système soviétique pourtant disparu, qui malgré tous les efforts des gouvernements post-communisme pour l'éradiquer, finit par réapparaître, de temps en temps. Les blessures du passé sont loin d'être guéries, le communisme a marqué la Pologne, comme tous les anciens pays du bloc soviétique, au fer rouge encore incandescent, les anciennes institutions, désuètes, je pense notamment aux anciens services secrets communistes, ne sont pas si loin.
Le lecteur comprend qu'une forme de tabou, le règne du silence, des non-dits planent encore sur ce pan de l'histoire, entaché par les dissimulations et les méfaits cachés d'une police secrète. Comme si les années passées n'étaient pas suffisantes pour lever le voile d'un passé souillé. La société ne semble pas être encore prête à assimiler la réalité de ce passé. La construction de ce roman est plutôt curieuse: il comporte douze chapitres, chacun d'entre eux est consacré à une journée entière: l'enquête commence ainsi le 5 juin 2005 et se termine le 18 juillet, elle dure à peine un mois et demi et pourtant, elle m'a fait l'effet d'avoir duré quelques mois de plus tant le personnage de Szacki que le déroulement ont été soigneusement fouillés. Chaque chapitre débute en préliminaire par un résumé des principaux événements nationaux et mondiaux. Quel en est le but? Mystère. En revanche, je reconnais que ce récit est savamment équilibré entre une enquête méticuleusement menée par un procureur, qui présente l'étrange paradoxe d'être à la fois totalement convenu mais attachant, la thématique de la thérapie familiale qui ne manquent pas de rajouter du piquant à cette enquête, le contexte personnel, politique et historique un peu trouble, où la société polonaise actuelle n'a toujours pas réglé ses comptes avec son passé communiste, qui n'en finit pas de refaire surface.
Rien n'est résolu dans ce pays vingt ans après la chute du mur de Berlin.
On ressent toute l'impuissance de Szecki, procureur mais petit fonctionnaire, jouet d'une autorité, qui le dépasse, et qui est lui aussi enclin à céder à l'appât de l'argent facile qu'on lui propose. On ressent toute l'impuissance de l'individu polonais, noyé par des courants supérieurs qui gangrènent le pays. le combat est inégal mais il a l'avantage de nourrir le roman de Zygmunt Miloszewski. Tous les éléments sont réunis pour faire de ce roman un polar réussi, que j'ai lu en à peine deux jours pendant les vacances. Je retournerai avec plaisir à Varsovie – ou ailleurs en Pologne – avec cet auteur, que je suis heureuse d'avoir découvert.
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