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Critique de Apoapo


Pour détromper tous ceux qui croient que les fake news sont un phénomène contemporain, voici un savoureux essai dans l'esprit d'Umberto Eco : à l'instar de la légendaire Lettre du Prêtre Jean (Baudolino) et des calomnieux faux Protocoles de Sages de Sion (Le Cimetière de Prague) il est question ici de l'« Histoire d'un livre blasphématoire qui n'existait pas ». C'est dans le contexte de la querelle des Investitures, et plus exactement en 1239, que le pape Grégoire IX s'apprête à excommunier l'empereur germanique Frédéric II, qu'il traite de « scorpion crachant son venin par l'aiguillon de sa queue ». Dans ce but, il l'accuse d'avoir affirmé que « le monde entier a été dupé par trois imposteurs : Jésus-Christ, Moïse et Mahomet ». Frédéric II est un homme de culture, qui aime s'entourer de philosophes issus de milieux divers, y compris du monde arabe, parmi lesquels Michel Scot et Pierre des Vignes : ces auteurs rationalistes réputés dangereux auraient pu rédiger un ouvrage antireligieux. Ils auraient pu, mais le firent pas. Pourtant le mythe naquit et la quête commença.
En prenant de la hauteur sur cette circonstance, la démarche de l'historien Georges Minois est plus hardie : qu'y avait-il dans cette calomnie de suffisamment « accrocheur » pour que le mythe apparaisse, se répande, s'amplifie au fil des siècle jusqu'à ce que, environ 5 siècles plus tard, un tel volume ne vît effectivement le jour ? Pourquoi fut-il dès lors si recherché, jusqu'à constituer l'objet d'une véritable spéculation financière, tellement cité et critiqué mais finalement pas très persécuté ? La réponse qui se dégage de l'essai est que, par un double blasphème, celui de manifester son incrédulité devant la parole des fondateurs des principales religions présentes dans l'univers de cette époque, et celui de placer ces trois personnages sur un plan d'égalité par rapport à l'incroyance, cette thèse représentait la synthèse et l'emblème du credo de l'athée. L'auteur montre que les arguments de cet athéisme étaient déjà connus depuis l'Antiquité : la notion d'imposture des fondateurs-législateurs avait été utilisée par Hérodote pour dénoncer un certain Salmoxis, par Tite-Live au sujet de Numa Pompilius, par Celse concernant Moïse, par le Talmud et Julien l'Apostat contre Jésus. La dénonciation de l'usage politique de la religion, qui sera le fil rouge des athées qui invoquent à jamais la notion « d'hypocrisie », et par conséquent, réciproquement, celui des persécutions contre l'athéisme au nom de la raison d'État, était une thème déjà central de la philosophie épicurienne. Quant au triptyque contre Moïse-Jésus-Mahomet, le lecteur apprend, sans surprise à bien y réfléchir mais de façon contre-évidente à première vue, qu'il naît au sein du milieu philosophique arabo-musulman au Xe-XIe siècle. le terrain du livre fantôme était donc prêt.
Si le titre de cet ouvrage sulfureux représente l'emblème de l'athéisme, il est logique que l'évolution du mythe qui l'entoure durant les siècles puisse nous renseigner sur la réception, aussi clandestine soit-elle, de l'athéisme lui-même. Ainsi, les prises de position d'autant de personnalités intellectuelles qui se sont confrontées à ce mythe et/ou qui ont pris part à l'aventure du livre maudit nous enseignent l'horizon de l'athéisme et les modalités de l'interdit de l'incroyance en Europe. Parmi ces nombreuses personnalités, une place tout à fait prédominante est occupée, à mon sens, par Machiavel, Spinoza et Voltaire – celui-ci, contrairement aux deux autres et aux attentes, en fut le dernier et très violent ennemi (tout au moins en public...).
L'ouvrage, néanmoins, s'en tient principalement au manuscrit et à ses avatars (sa recherche/sa diffusion), et les considérations sur l'air du temps que j'en retiens (et qui font l'objet de mes cit.) ne constituent souvent que des réflexions introductives ou conclusives des chapitres de l'essai, lesquels se déclinent dans l'ordre chronologique que nous allons retrouver dans la table. le récit de ces péripéties est parfois d'une grande complexité, qui requiert du lecteur le goût des enquêtes policières et met parfois à rude épreuve sa capacité d'évoluer au milieu d'une forêt touffue de noms et de dates, et dans un véritable périple de l'Europe du XIIIe au XVIIIe siècle, avec une reviviscence de l'intérêt du grand public assez inattendue au XXIe siècle, dont l'auteur suggère timidement dans l'excipit qu'elle pourrait être due au « contexte d'un retour agressif et intolérant des religions » (p. 300)...



Table [très résumée] :

I. La naissance d'un thème mythique : préhistoire des Trois imposteurs (jusqu'au XIIIe siècle)

II. La chasse à l'auteur du traité mythique (XIVe – XVIe siècle)

III. Les élites européennes et l'imposture religieuse au XVIIe siècle

IV. Les débats sur l'origine des religions dans la seconde moitié du XVIIe siècle

V. du de Tribus aux Trois imposteurs : découverte ou invention du traité ? (1680-1721)

VI. le Traité des trois imposteurs : le contenu d'un blasphème

Épilogue. Les Trois imposteurs dans la littérature antireligieuse du XVIIIe siècle

Carte. Localisation des manuscrits du Traité des trois imposteurs (au XVIIIe siècle)
Tableau 1. Genèse hypothétique du Traité des trois imposteurs
Tableau 2. Genèse hypothétique du de tribus impostoribus
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