Pour être honnête je ne sais pas faire grand chose de mes dix doigts. C'est le problème quand on est passé à côté de sa vie durant vingt ans. J'ai vécu dans une bulle, une bulle qu'on avait créée pour moi, et quand elle a éclaté, je me suis rendu compte à quel point j'étais creuse. C'est foutrement douloureux.
Mon père disait que la haine est le pire des poisons. Elle peut dévorer jusqu'à nos âmes si nous la laissions faire. Je comprends exactement ce qu'il entendait par là à cet instant précis. Je ne dois pas la regarder, surtout pas, sinon je vais la tuer.
Je traverse le jardin en titubant. Mes jambes sont douloureuses, et mes mains couvertes de sang. Le soleil se lève, mais pour moi il fait encore nuit.
Il faut que je lui parle. J'en ai besoin. [...]
- Jo ?
Je chuchote. Mes yeux s'habituent péniblement à la pénombre. Les draps sont défaits, mais le lit est vide. Je me dirige vers la salle de bain attenante à sa chambre. La porte est fermée. Je toque doucement contre le panneau en bois.
- Jo ?
Pas de réponse. Je tourne la poignée, et me fige.
Ses mots sont comme des épines, elles s'enfoncent sous ma peau, semant la douleur sur leur passage, imprimant leur marque sous ma chair.
Je n'ai qu'une envie, creuser ma propre tombe et m'y réfugier. Je préférerais qu'elle déverse son venin à grands renforts de hurlements et d'injures, au lieu de ce regard empli de mépris et de pitié.
La vie est étrange. On passe des mois, voire des années, à être aveugle. On passe à côté de l'essentiel. Et d'un seul coup, sans prévenir, la vie décide de vous foutre un énorme coup de pied au cul et tout s'accélère. Je serais tentée de parler de destin, mais je n'ai jamais été quelqu'un de très spirituel.
- Un bébé qui commence à se mettre debout, c'est comme un contrôle fiscal... Il faut planquer tout ce qui a de la valeur.
Je le toise sans chercher à dissimuler ma hargne. Il ne me fait pas peur. Personne ne le peut. J'ai déjà rencontré le diable, alors ce n'est pas le proprio d'un bouge miteux qui va me faire flipper.