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Critique de Jazzbari


"Le terroriste noir", Tierno Monénembo

Sommaire

Après la déroute de son régiment à la Meuse, Addi Bâ, abruti de faim et de froid, agonise dans les Vosges. La famille Valdemaire le recueille, le nourrit, le blanchit. Arrêté par les Boches, il arrive à s'évader, se réfugie dans une cabane, puis dans le village voisin de Romaincourt. Malgré la méfiance de quelques-uns face à la couleur noire de sa peau, il réussit assez vite à se faire accepter surtout par les femmes esseulées à cette époque par l'effet de la guerre. Cette place au soleil, il la doit à son courage et son charme. Il fonde en effet clandestinement un maquis de la Délivrance de la France occupée, entraîne des jeunes recrutés par ses complices, tout en restant sous le haut commandement des résistants de Londres. Ils mèneront quelques attaques puis le camp de résistance est démantelé par l'armée allemande à la suite d'une dénonciation. Addi Bâ, appelé par les Boches "le terroriste noir", est traqué, fusillé au tibia puis mis en prison et exécuté trois mois plus tard dans l'année 1943. Ce n'est que plus de soixante ans après que ses hauts faits seront reconnus par la France oublieuse : une plaque et une rue portent désormais son nom à Romaincourt.

Commentaire

Dans la veine du Roi de Kahel, l'auteur guinéen, prix Renaudot 2008, exhume du passé un personnage historique haut en couleur qui aurait pu s'effacer dans le silence et l'anonymat si l'oeil d'historien et talentueux de Tierno Monénembo ne l'avait pas raconté dans son dernier roman, le terroriste noir, basé donc sur des faits réels.

Comme la question qui ouvre le livre, la vie du héros guinéen, Addi Bâ, tirailleur sénégalais de la seconde mondiale, a elle-même longtemps été une question, une énigme même à Romaincourt, ce village français témoin de ses hauts faits dans la résistance et dans la galanterie, à un moment où la France occupée et dévêtue de sa souveraineté patauge dans la honte. Germaine Tergoresse, une Romaincourienne dont la famille a été l'une des premières à accueillir Addi Bâ, raconte cette histoire ponctuée d'anticipations et de mystères d'une manière hachée et envoûtante. Elle aimera en catimini cet Addi Bâ, jeune homme charmant, sûr de lui et atypique, tout en le considérant comme un père ou un frère. Dans la même lancée, l'auteur joue sur l'inceste sentimental dans la relation entre le héros et sa tutrice et « mère » Yolande Valdemaire. Les nuits de ce dernier sont partagées entre ses activités de résistant et les aventures amoureuses. Ce qui explique entre autres la vie parsemée de zone d'ombres qu'il a coulée à Romaincourt. Celles-ci, du moins certaines, ne seront éclaircies qu'au fil des décennies et aussi grâce aux explications de Addi Bâ, le neveu guinéen, invité en France pour recevoir la distinction officielle due à son oncle et à qui Germaine raconte l'histoire de ce dernier. Ainsi la vieille narratrice et le lecteur comprendront-ils que si le personnage s'engageait tant à combattre pour la France c'est à cause des dieux qui lors de sa naissance dans un petit village guinéen avaient décidé de l'arracher définitivement à ses parents, à douze ans, de le donner à un Blanc qui l'enverra en France. L'auteur voudrait-il mettre l'accent sur l'ancrage encore profond de la croyance aux pouvoirs puissants et inexorables des dieux en Afrique malgré les invasions successives du christianisme, de l'islam, de la colonisation avec leur inculcation de valeurs importées et « émancipatrices »?

Cette suite de parts d'ombres et d'éclaircissements dans l'histoire d'Addi Bâ, greffée à la langue scintillante de couleurs locales et familières de la narratrice, couturière de formation, confèrent une grande authenticité, originalité au récit. Ce dernier servi par une écriture drôle, piquante et chatoyante se déroule paisiblement tel un ruisseau avec une surprenante fluidité et une telle beauté que le lecteur, au paroxysme de l'émotion, regrette de tourner la dernière la page du livre.

Ce récit est rendu aussi tragique par la haine fratricide et séculaire qui divise Romaincourt dont les familles sont issues d'un même ancêtre. Et pourtant rien ne les réconciliera, même le mal commun de la guerre. Une guerre qui, cependant, dans l'esprit de la commune résistance, réunira des Juifs et des Arabes dans une mosquée parisienne. Pourquoi les Romaincouriens ne s'inspirent-ils pas donc de cette possible collusion entre frères ennemis ? Parce que l'humanité en général est aussi têtue qu'Addi Bâ qui refusait coûte que coûte d' ôter sa tenue de tirailleur quitte à se faire arrêter par l'ennemi.

Une onde de solitude traverse par ailleurs tout le roman. D'abord le village-personnage de Romaincourt frappé de silence et de haine coriace. Ensuite des personnages comme la Pinéguette et Germaine. La première née d'un ventre maudit, violée à douze ans, passera sa vie dans la folie, l'incompréhension et la souffrance. La deuxième qui aimera secrètement Addi, flirtera un moment avec Etienne, vivra aussi toute sa vie sans amour.

Le lieu, comme on a tendance à le constater dans l'oeuvre de Tierno Monénembo, prend souvent le dessus sur les personnages en leur imprimant son mouvement, les entraînant dans un courant impitoyable qui en fait n'est que l'aboutissant de leur propre transformation de la réalité. C'est la philosophie de l'homme transformant le monde qui à son tour le transforme.

Si la volonté de Tierno Monénembo était de redorer le blason des milliers de tirailleurs sénégalais, leur conférer leur juste valeur, il a magistralement réussi sa mission d'écrivain, celle de donner la bouche à « des malheurs qui n'ont point de bouche ». Déjà bien avant lui, Senghor les avait chantés dans un poème devenu parmi ses plus célèbres («Aux Tirailleurs Sénégalais morts pour la France »).

Le terroriste noir, une histoire réelle et romancée, n'est rien d'autre qu'un festival de couleurs, d'humours et d'émotions. Une inoubliable leçon de courage et d'engagement.

Extrait

« Il passa par les sentiers boueux pour éviter les patrouilles et avala sans les sentir les kilomètres qui menaient à la fameuse hutte, l'esprit entièrement tourné vers cet orage en train de noircir et de grossir au-dessus de son nid familial. L'orage allait fondre au milieu d'un ciel paisible, celui de son enfance, plus rien ne pouvait l'empêcher. » p.21

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