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Critique de audelagandre


« Les âmes fragmentées » est à la fois un roman dystopique, et une histoire terriblement tangible. Dans un monde très proche, les tournages cinématographiques sont devenus une industrie trop polluante et ont donc été interdits. Un homme, Joachim Beckett, invente un procédé qui permet de réaliser des films d'une tout autre manière : par extraction des souvenirs de personnes décédées. Ces personnes font don de leur mémoire. Une manière révolutionnaire de produire du contenu pour le septième art. « Plus personne ne s'intéressait à des histoires inventées, de toute façon. On voulait du vrai, des faits réels, des personnes normales. C'était un immense progrès que de pouvoir utiliser ces millions d'heures de mémoire stockées dans des cadavres qui n'en avaient plus l'utilité. » Veronica est l'une de ces réalisatrices et l'une de ses oeuvres a rencontré un immense succès. Comme pour tout progrès technologique, il est possible d'enfreindre les lois du système. Ainsi Beckett a été arrêté et condamné cinq ans plutôt avant le début de notre histoire. Pourquoi ? « Il prélevait la mémoire de personnes vivantes, ce qui est interdit par la loi sur la bioéthique. » Cela revient à dire qu'il rendait ces personnes amnésiques puisque leurs souvenirs ont été stockés dans des sphères appelées mémosphères. Il est toujours possible pour « ces patients » de revisualiser leurs souvenirs, mais vous imaginez bien que cela n'est pas sans conséquences.

L'héroïne du roman, Veronica, est confrontée à ce que l'on pourrait appeler le syndrome de la page blanche. Elle n'a plus d'inspiration, et ne sait plus quoi raconter dans son prochain film. En visionnant plusieurs données mémorielles, elle se reconnaît sur certaines images. Or, elle n'a absolument aucun souvenir de la scène qu'elle visionne. « J'ai beau chercher creuser dans ma mémoire racler les fonds de tiroir rien ne vient tout est noir il y a comme un trou. » Très perturbée, Veronica part en quête de son passé. Elle doit comprendre pourquoi sa mémoire semble morcelée, reconstituer certains pans de son existence pour tenter de lutter contre ce vide terrifiant qui l'habite parfois sans qu'elle comprenne pourquoi et affecte sa relation avec ses proches.

« Les âmes fragmentées » est le techno-thriller de cette enquête un peu singulière. Il ne s'agit pas ici de retrouver un meurtrier à proprement parlé, mais de se retrouver soi, recoudre cet immense patchwork psychologique dont certains morceaux manquent afin de visualiser l'ensemble : Veronica dans sa globalité. « Si je suis dans cet état parce que Beckett m'a extrait des souvenirs, j'ai l'espoir de renouer avec une autre Veronica, bientôt. Une fille plus légère. ». Les choses ne sont pas si simples que cela et Charlotte Monsarrat nous réserve bien des stupeurs au fil du récit, tant les révélations font sens, sont logiques sans qu'il nous soit possible de les deviner. le déroulement des événements s'enchaîne magistralement jusqu'à la toute fin, sans aucun faux pas. Elle tisse une immense toile dont le centre devient la solution, dévoile chaque indice avec parcimonie pour laisser au lecteur le temps nécessaire de se glisser dans la peau de Veronica, de ressentir ce qu'elle ressent, d'apercevoir ses manques et de toucher du doigt ses émotions.

Charlotte Monsarrat pose clairement une thématique centrale dans « Les âmes fragmentées » : que sommes-nous sans nos souvenirs ? Nous le constatons tristement chez des proches atteints de la maladie d'Alzheimer : celui qui souffre n'est pas forcément le malade, c'est d'abord l'entourage. En cas de sursaut du patient, le désespoir de ne pas se souvenir est énorme… Quels rôles jouent réellement la création des souvenirs dans la construction de notre essence humaine ? « J'aimerais savoir ce qui m'est arrivé. Je sens que c'est grave, que ça peut me faire du mal. Ce grand trou a aspiré tous les souvenirs positifs. J'ai l'impression d'avoir perdu quelque chose. Ma vie s'est desséchée. Bientôt il n'y aura plus rien en moi qui vaille la peine de continuer. » Si les souvenirs façonnent la construction de soi, notre identité, qu'ils nous aident à évoluer en tirant les leçons du passé pour mieux anticiper l'avenir, comment prendre des décisions adéquates lorsque l'on est victime d'une amnésie sélective ? Enfin, l'écrivaine aborde également « les souvenirs encombrants », ceux dont on voudrait se débarrasser, mais qui font partie de la vie, les expériences douloureuses, les traumas, ces plaies indélébiles qui nous pourrissent la vie. L'oubli délibéré est-il un remède souverain dans certaines circonstances ? Enfin, se souvenir est-ce exister ?

« Les âmes fragmentées » est un techno-thriller psychologique qui brille par son originalité. Charlotte Monsarrat anticipe un futur qui se rapproche terriblement de notre présent. le lecteur n'a aucun mal à imaginer les avancées technologiques, les avantages et les conséquences sur notre mode de vie. Son personnage principal, Veronica, est émotionnellement très réussi. Nous sommes à la fois témoins de son intimité, et acteurs de sa quête comme si elle était la nôtre. Ce récit, très intimiste, d'une femme amputée de sa mémoire, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, plante dans l'esprit du lecteur de multiples questions auxquelles il essaie de répondre comme si cette amputation lui avait faite à lui. le langage fabriqué par l'écrivaine donne du réalisme au roman, c'est tout un monde qui déferle sous nos yeux. Enfin, la résolution de l'enquête, la façon dont le puzzle se reconstruit progressivement est menée de façon magistrale. Jusqu'à la dernière ligne, « Les âmes fragmentées » tient de la réussite totale. Magistral et brillant !
Lien : https://aude-bouquine.com/20..
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