Au cours des quarante-deux dernières minutes, Candice avait cru quatre-vingt-quatre fois sa dernière heure arrivée, soit deux fois par minutes. Le petit avion a hélices qui assurait la liaison entre Montréal et Bagotville, dans le Saguenay, au nord du Québec, avait rencontré pas mal de turbulences, et malgré l'assurance du pilote, qui avait promis plusieurs fois dans le micro que tout allait bien et qu'il s'agissait de vulgaires trous d'air, elle s’était rapidement persuadée que ce coucou serait son tombeau. Les yeux fermés, cramponnée aux accoudoirs de son siège et a moitié recroquevillée, elle avait passé toute sortes de marchés avec Dieu. Elle lui avait successivement promis de croire en Lui, d’arrêter de travailler quatre-vingt heures par semaine pour profiter de la vie, de manger du brocolis et du fromage de chèvre, de ne plus boire en semaine, de ne plus boire le week-end, de ne plus boire pendant les vacances, de faire l'effort d'aller a la rencontre de ses nouveaux voisins, d'accepter de garder son neveu même si elle trouvait que les bébés présentait autant d’intérêt que sa feuille d’impôts, bref, elle était prête a vendre son âme a Dieu pour ne pas mourir au-dessus d'une terre étrangère entourée d'inconnus. Dieu fut manifestement sensible a l'argument des brocolis - ou le pilote avait raison et ce n’était que des trous d'air sans conséquences- toujours est-il que l'avion se posa sans problème et avec seulement trois quart d'heure de retard sur la piste atterrissage du petit aéroport.
– T’es pas vraiment équipée pour l’hiver québécois, s’esclaffa l’homme à la parka, revenu à ses côtés. J’ai mis tes valises dans le truck, expliqua-t-il. Un peu d’aide ? On dirait bien que tu as de la misère à marcher. Il te faut des bottes.
– Mais ce sont des bottes ! protesta Candice.
– En France, certainement. Au Québec, ce sont des souliers pour aller danser.
– Oh ! mais non, je ne voudrais surtout pas te vexer, répliqua Candice, qui sentait le rouge lui monter de nouveau aux joues. Tu es très, enfin tu…
– Je ne suis pas vexé du tout, la rassura Martin. Mais j’adore te voir bafouiller.
– Je ne bafouille pas, mes phrases ont juste décidé de ne pas sortir dans le bon ordre, voire de ne pas sortir tout court, c’est tout. Il reste du vin ?
Le jour où je me suis tordu la cheville en courant après mon bus juste pour faire comme tout le monde alors que j'étais en avance, je me suis dit qu'il était temps de m'éloigner un peu.