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Critique de 4bis


Quel est le point commun entre des loups, une éponge et Spinoza ? Et comment peut-on passer de Proust aux canidés ? La première question trouve sa réponse dans Manières d'être vivants, recueil de communications au premier abord un tantinet hétéroclite mais qu'une même visée militante et démonstrative ramasse. C'est un itinéraire de lectures par discussions, rebonds, et recommandations qui répond à la deuxième. Merci aux amis précieux qui permettent la maturation d'une réflexion toujours en chemin.

« Une saison chez les vivants » vous met à l'affut des loups dans le Sud-Vercors. Dans les sous-bois, là où la neige est plus molle, à l'écart des pistes de ski, à l'aplomb d'une paroi, on piste les traces. Des empreintes divergentes ou de la rectiligne trajectoire dans laquelle ils auront été pourtant au moins cinq à mettre leurs pattes, on extrapole les comportements, le museau au vent ou le ventre à terre, l'ouïe aux aguets. En mimant, d'après les laisses odorantes et les traces, ce qu'a dû être sa gestuelle, on imagine la meute. Et de cet exercice qui impose son éprouvé, la puissance d'un corps dans un environnement commun, on ressent le vivant en partage. Je suis nous loup aussi et c'est bon ! nous dit Morizot. A ce stade, je hurlais mon contentement en retour.

Bien loin d'un dualisme qui mettrait l'homme d'un côté, la Nature de l'autre, la raison au-dessus, les pulsions tout en bas, l'humain ici, les animaux là, on communie dans un vivant qui fait remonter à fleur de peau les réminiscences d'ancestrales ascendances. Car il s'agit de penser l'évolution « comme accumulation sédimentaire d'ascendances animales, parfois végétales, bactériennes aussi, dans chaque corps vivant. » Ces couches se manifestant non par une géologie de la profondeur mais dans une disponibilité à la surface, « comme des spectres qui vous hantent » et vous constituent. du pouce opposable à l'attachement pour tout bébé, de la capacité à reconnaître le rouge d'un fruit mûr dans le vert d'une frondaison, « nous avons tous, nous vivants, un corps épais de temps, fait de millions d'années, tissé d'aliens familiers, et bruissant d'ancestralités disponibles. »

(Parenthèse pour happy few : Des milliers de réminiscences constitutives d'autant d'ascendants variés, ça vous a une autre gueule que la seule cristallisation d'une identité autour de quelques souvenirs d'enfance momifiés !)

Aussi, quand il s'est agi de se mettre dans la peau d'une éponge, j'étais prête. Bon, ça m'a moins emballée. J'ai été enchantée de l'hommage au sel. Cette idée qu'aujourd'hui encore, comme en des temps immémoriaux où nos ancêtres étaient aquatiques, nous sommes constitués d'eau et que, lorsque nous salons notre pitance, nous faisons allégeance à cette lignée. Me convainc bien moins que ce soit cette prise de conscience qui nous empêchera de détruire faunes et flores sur le principe que chaque extinction prive l'avenir d'un potentiel d'intelligence et de développement au moins aussi stimulant que ce qu'a donné l'évolution de l'éponge jusqu'à l'homme. C'est Mozart qu'on assassine dans chaque espèce de bactérie sacrifiée. D'un point de vue philosophique et évolutionniste, j'ai envie de dire, oui et alors ? Il n'y a aucune nécessité à ce que quoi que ce soit advienne en particulier. Et si l'homme anéantit tout son environnement, ça ne contrariera pas plus que ça n'exaucera aucun plan. Par contre, ça exige sa petite larme catastrophée d'un lectorat sensible à une cause militante. Et ça, c'est pas vraiment compatible avec une réflexion philosophique qui devrait se faire absolument préservée du souci de son influence, non ?

Le chapitre « Philosophie politique de la nuit » a pour cadre l'observation d'une zone où loups et troupeaux cohabitent vaille que vaille. Au sein d'un dispositif officiel visant à pacifier les rapports entre les uns et les autres, Baptiste Morizot théorise le rôle de diplomate, de traducteur inter espèces qui lui permet de sortir d'un dualisme loup méchants / brebis gentilles, de donner du poids aux contraintes et points de vue des différents partis. Cette fonction, il la définit, l'endosse avec une abnégation que j'ai trouvée presque ostentatoire et un peu pénible.
Certes, depuis ma fenêtre, confortablement installée, je dispose d'une tranquillité que n'a ni le loup affamé ni l'éleveur de brebis, ni l'écolo désespéré. Mais j'ai trouvé là encore un mélange des genres qui m'a dérangée. La curiosité pour cet autre qu'est le loup, l'urgence à répondre à l'extinction massive des espèces arment le propos du philosophe d'une volonté d'agir, là où une observation attentive et la moins engagée possible, une conceptualisation pure m'auraient davantage convenu. Comme si, après les idéologies qui imposaient qu'on fasse une révolution prolétaire, après le devoir d'ingérence et ses sacs de riz, il s'agissait désormais, au nom de la survie de l'humanité, qu'on s'enrôle dans une nouvelle guerre armée. Qu'on fasse allégeance à une nouvelle utopie. Verte cette fois. Mais toujours avec ses héros, ses donneurs de leçons qui prennent avantageusement la pose, exhibant le romantisme tragique de leur condition, celui qui leur va si bien au teint. Bof. Sans moi.

J'ai gardé pour la fin « cohabiter avec ses fauves » car c'est le chapitre qui m'a procuré le plus de plaisir, m'a le plus puissamment fait réfléchir. Pour un hors-série sur Spinoza dans Philosophie Magazine, Baptiste Morizot a livré une lecture de l'Ethique au moyen d'une métaphore animalière. Je ne vais pas refaire la démonstration mais j'ai pisté à mon tour ces fauves que sont nos désirs, j'ai ressenti la nécessité d'écouter celui qui me procurait le plus de joie, qui m'élevait le mieux. J'ai retrouvé dans la méthode recommandée quelque chose d'éprouvé, à savoir qu'il faut, par l'observation fine du « comportement délicat et ardent de sa vie affective », par des habitudes et des bricolages, continuer de nourrir le désir qui nous permet de persévérer dans l'existence. Reconnaître aussi que « les passions nocives n'existent pas en soi comme l'autre de la raison, elle ne sont (…) qu'une forme individuée du flot de désir qu'est un être humain » mais détournées. Et s'interroger sur les causes du désir afin d'en saisir parfaitement sa nature exacte. Cohabiter avec ses fauves, partager l'espace, vivre de leur puissance qui est notre essence. Quelle justesse ! Et quelle magnifique perspective si on déploie ce rapport de soi à soi à soi au monde ! Extension et explication d'une essence qui se réalise dans la puissance vitale de la joie : Ahouuu !!
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