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Critique de cprevost


Toni Morrison nous a récemment quittés. Il est donc énormément question ces temps derniers de son oeuvre, du passé et du présent des noirs américains que l'auteur n'a cessé d'interroger.
L'envie alors est forte de relire un de ses prodigieux romans, de l'aller trouver oublié sur une étagère, de l'ouvrir et de tourner à nouveau de merveilleuses pages ; l'envie est forte de replonger entre rêve et réalité, entre mythes et légendes, dans une de ses formidables fresques. « le chant de Salomon », le récit d'une quête mythique vers le Sud profond, l'histoire du retour erratique d'un personnage morrisonnien aux sources de l'odyssée du peuple afro-américain, est le livre que notre lecture « a ramené à la vie ».


L'écriture singulière du Prix Nobel étatsunien, héritière de la tradition orale et des fables africaines, est ici tour à tour familière, lyrique et musicale. Elle joue dans le noir et allume l'immense brasier du cauchemar qui n'entrevoit alors que la lumière des identités déniées par le pouvoir blanc. L'écriture avec Toni Morrison n'est pas seulement inventions de formes, elle est transmission de la mémoire du peuple afro-américain, manifestation de la richesse de sa culture, histoire particularisée de son monde. L'auteure dit la communauté telle qu'elle était et, peut-être surtout, telle qu'elle changeait. Elle va partout dans ce monde interdit, y compris vers ce qui est invisible dans la société raciste et fermée des Etats-Unis.


Toni Morrison n'écrit pas sur sa vie mais puissamment à partir d'elle.
La famille de l'auteure baigne dans la culture noire américaine, son folklore et sa musique. Comme les personnages du roman, sa mère déchiffre les rêves et chante, son père raconte de terrifiantes histoires et son grand-père joue du violon. Aussi, il sera question dans « le chant » de la culture noire, de son folklore, de ses mythes et de ses légendes, du grain des voix, des histoires racontées par les parents, de la musique, des cadences et de la langue noire …
La famille pareillement n'est pas épargnée par le ségrégationnisme. La communauté apparait à l'enfant Morrison tour à tour bienveillante et hostile. Deux générations inspirent « le chant ». le grand-père de Toni Morrison, après l'abolition de l'esclavage, perd les terres qu'il tenait de sa mère indienne. Aussi est-il résolument pessimiste quant à l'avenir des noirs. Son père, venant de l'extrême Sud, garde également de sa terre d'origine un sens exacerbé des relations noirs blancs. Aussi est-il raciste toute sa vie. La grand-mère de Toni Morrison certes fuit le Sud pour tenter d'échapper au racisme et offrir à ses enfants une éducation mais elle a foi dans le progrès du peuple noir. Ces deux visions antinomiques, espoir et ténacité, désespoir et méfiance serviront de points d'ancrage au « Chant » ; le déplacement du Sud natal au Nord industriel inspira quant à lui le chemin inverse du héros, sa quête identitaire coïncidant avec la recherche des origines familiales. La bisaïeule indienne elle-même fera trace dans le roman.


Vie et mort, amour et haine, il en est bien question dans « le chant de Salomon ». Mais Toni Morrison interroge le lecteur : comment aime-t-on, haït-on et meurt-on quand on est noir américain, dépossédé du geste de nomination et coupé inexorablement de ses racines ? Elle laisse la fiction répondre.
« Laitier » s'affranchit peu à peu de l'individualisme bourgeois de sa famille. Il pénètre des cercles de plus en plus vastes, de plus en plus éloignés du centre hypocrite et mortifère de sa vie quotidienne : les quartiers Sud de Detroit – domaine de son ami « Guitare » ; la maison de sa tante « Pilate » – idéal de bonheur ; la communauté de Danville et enfin celle de Shalimar – berceau de ses ancêtres en Virginie. Dans le dernier cercle, « Laitier » déchiffre le sens de la ronde que chantent les enfants et renoue avec ses ancêtres. C'est le moment d'élargissement épiphanique où « Laitier » concomitamment échappe à son grand Surmoi et se réconcilie avec sa communauté.
« Pilate », la tante marginale, excentrique, de « Laitier », figure dans le roman l'idéal du peuple noir. Sa figure se conjugue avec une vision morrisonnienne d'une communauté rêvée, d'un foyer féminin ancré dans les traditions rurales. Sa maisonnée offre, sur fond de survie, l'image d'un bonheur à rebours du matérialisme bourgeois. Pour « Pilate » « Mieux vaut veiller à être et à aimer que posséder ». Par sa seule présence, elle semble opérer une critique de la communauté urbaine noire dévoyée ; communauté en profonde mutation à la suite de l'exode des villages du Sud et des adaptations urbaines au Nord. La migration transforme les personnages morrisonniens. Ils embrasent le plus souvent les valeurs petites bourgeoises de l'Amérique blanche que Toni Morrison condamne. Ils font leurs l'image de la femme, le comportement bourgeois et l'idéal de consommation. Ils tentent de se débarrasser de leur exubérance. Face au refoulé « Pilate », attachante et troublante, incarne tous les débordements de la liberté, du choix et du refus. C'est au contact de sa tante que « Laitier » s'ouvrira. « Pilate » personnalise ce jeu de renversement qui permet de défier le pouvoir blanc sans l'affronter vraiment. Les autorités interdisent le nom de rue du Médecin, la communauté qui conserve cependant la mémoire du praticien, la rebaptise rue du « Pas-rue-du-Médecin » ce qui leur donne l'idée d'appeler l'hôpital blanc qui se trouvait à l'extrémité Nord « Hôpital Pas-de-Pitié ».
« le chant de Salomon » a pour fond l'amour dans tous ses états : passions destructrice d'« Agar » la cousine de « Laitier », affection meurtrière de « Guitare » l'ami, attachement viscéral de Ruth la mère … Tout le roman retrace la problématique de l'amour et de la possession, du machisme et de la perte. Pour Tony Morrison « L'amour romantique et la beauté physique sont probablement les deux idées les plus destructrice de l'histoire de la pensée humaine ». Elle critique l'amour romantique d'« Agar » qui n'arrive pas à mesurer la part d'elle-même et la place qu'elle doit accorder à « Laitier » pour que son identité se forge, pour que soit sauvegardé le minimum de subjectivité nécessaire à la survie de son Moi. « Agar » est dévorée littéralement par son amour de « Laitier ». N'ayant plus aucun sens de soi et étant incapable d'un crime passionnel, elle devra se laisse mourir. La demande insatiable de la femme noire est d'ailleurs décriée par « Guitare ». La voix de l'auteur lorsqu'il s'agit à contrario de l'égoïsme foncier, du machisme de « Laitier » et de « son petit boyau de cochon », c'est peut-être « Lena ». « Apparemment, [« Laitier »] pensait qu'il méritait seulement qu'on l'aime – de loin cependant- et qu'on lui donne ce qu'il voulait (…) Peut être que tout ce qu'il disait se résumait à je ne suis pas responsable de votre douleur ; faites-moi partager votre bonheur mais pas votre malheur ».
Comprendre le sens de son nom est pour « Laitier » chose importante. Pour le peuple noir américain, le nom, qui devrait identifier et relier aux proches, est ce qui manque. Il est donné par le maitre à l'esclave comme à une chose. Il est le signe de la dépossession, de l'anonymat, de l'invisibilité de l'esclave alors qu'il devrait être la marque de sa singularité de sujet. Il est imposé par celui qui écrit à celui qui n'écrit pas et ne lit pas. L'illettrisme, commandé par le blanc, exclut le peuple noir de la maitrise que procure le langage. L'usurpation du patronyme du grand-père de « Laitier » analphabète se répète au moment de l'émancipation quand un ivrogne blanc le dénomme « Macon Mort ». le choix de « Pilate » comme nom est aussi le fruit de l'illettrisme. Pour le grand-père en effet, l'écriture est graphisme, dessin des caractères noirs sur fond blanc, sonorités des lettres détachées les unes des autres. Mais si les dénominations de hasard amputent, elles influencent aussi le destin des personnages. Elles signalent les latitudes du symbolique. Les ratés définissent des espaces libres qui permettent aux sujets d'habiter leur nom. Par une sorte d'inversion, contrairement à son homonyme qui « s'en lave les mains », « Pilate » guide laitier dans la recherche de ses racines ; inversion aussi, ce nom d'homme fait d'elle une femme libre. le nom de « Mort » quant à lui fonctionne comme une case vide : « Guitare » ne peut tuer « Laitier» puisqu'il est déjà mort ; il fonctionne également comme un oxymore : le lait maternel de son surnom est un symbole de vie, il est un mort vivant. Ce patronyme lui assure donc un rapport extensif au temps: en retrouvant les traces et le nom de son grand-père (« Salomon »), il renoue avec ses racines africaines ; en déchiffrant les apparitions de « Pilate » et en retrouvant le nom de sa grand-mère (« Oiseau qui Chante »), il se découvre une descendance indienne.


Ce qui intéresse Toni Morrison, c'est l'opposition entre faits et vérités. Sa préoccupation essentielle en matière de fiction est la vérité du vécu des gens ordinaires, la vérité qui s'oppose aux leurres des actes tels qu'ils se donnent à voir instantanément, la vérité qui résiste à la tentation de l'explication causale et à la contextualisation historique médiate. La vérité est pour l'écrivaine toujours erratique et contingente.
« le chant de Salomon » ainsi n'est pas une fresque historique de plus. Certes l'histoire noire est présente dans le livre mais les héros morrisonniens ne participent pas pleinement aux grands évènements. L'auteure certes utilise des faits absolument authentiques et contextualise de manière rigoureuse son récit. Elle le fait cependant, comme en passant, en rapportant les conversations et en faisant surgir les rumeurs. Elle n'écrit pas un manifeste supplémentaire contre l'esclavage, un traité documentaire, elle fait de la littérature. Elle illustre la vie ordinaire, donne à voir les rêves, les joies et les jours de ses créatures et c'est là seulement, dans ce quotidien, qu'apparaissent les drames de la ségrégation et du joug. Là où l'histoire blanche ne voit qu'évènements sanglants, scandales et sensationnel, l'écriture noire de Toni Morrison dévoile la trame d'une vie de dominé. le retour inverse de la migration dans le Sud, la quête des origines familiales du héros eux-mêmes sont des évocations de l'histoire noire. Retracer son ascendance signifie comprendre l'histoire de sa communauté. Toni Morrison présente également, sans prendre parti et sans explication, la diversité des positions face au conflit racial. La tension à son paroxysme est par exemple particularisée dans l'opposition frontale du personnage principal qui épouse les valeurs bourgeoise du rêve américain et de son ami qui essentialise comme anormaux les blancs. La découverte du passé se double ici de références au présent qui sont à l'origine de l'organisation secrète tueuse de blancs à laquelle appartient l'ami du héros.
A ce contexte historique, Toni Morrison dans « le chant de Salomon » mêle la dimension mythique. Si l'histoire donne au récit une indéniable force, le travail sur le mythe permet à l'écriture d'échapper aux poncifs du réalisme et de l'explication. Il existe dans ces pages une dynamique qui vise à la saturation symbolique. le texte ainsi se déprend des apparences, il y gagne en plurivocité et en polysémie. L'entrecroisement du mythe (l'Africain volant) avec les éléments du conte (Hansel et Gretel), avec le surnaturel (histoire de fantôme) se conjugue avec des indications factuelles ; l'entrecroisement crée donc des effets d'inversion, de réfraction, de rappel, de renvoi qui défigent la réalité. L'intégration de ces divers plans de sens se traduit par des ruptures constantes de la linéarité du texte plus à même de rendre compte des fractures de la communauté noire et des ruptures biographiques des personnages.
A la lumière du mythe plusieurs lectures du roman sont d'ailleurs possibles. le mythe est une histoire vraie, une réalité à laquelle un peuple entier est arrivé ; il est aussi un système de communication d'une communauté, un système qui éclaire le rapport d'un peuple avec sa culture. le lecteur est par conséquent, tour à tour, invité à l'accepter et à l'entendre. Tony Morrison prend le parti de fonder son écriture sur la culture noire. Les enfants dans « le chant » se souviennent, ils chantent et transforment l'histoire familiale en mythe. Les personnages évoluent dans un monde peuplé de revenants, de mystères, de magie et de miracles. La rupture entre le niveau réaliste et surnaturel n'est jamais ici une surprise. Il existe une convergence des réalités : l'univers de la « négritude » est à la fois fondamentalement merveilleux et terriblement terre à terre. le roman parle d'un voyage initiatique, d'une recherche de trésor et d'une quête des origines à travers le déchiffrement d'une série d'énigmes. Il retravaille la légende de l'envol, de la fuite et de la quête de soi. le vol est dans le roman à la fois désir de dépassement inscrit dans tout homme et utopie suicidaire. « le chant de Salomon » est une Odyssée revue et corrigée.


La culture afro-américaine est avant tout parlée. Toni Morrison reprend dans son roman les procédés de l'oralité. C'est la parole en effet, dans un monde sans écriture, qui permet d'accéder et de retranscrire la culture noire telle qu'elle a été conservée. Les dialogues, les histoires contées abondent dans le récit ; les emprunts au folklore sont nombreux ; les ancêtres prophétisent ; les chansons ponctuent les moments forts ; les marginaux sont des sages qui affirment le pouvoir magique des mots et énoncent des vérités séculaires. Aussi, pour percer le mystère de ses origines, le héros devra déchiffrer des histoires et des chants aux mots usés jusqu'à la corde.
Dans « le chant de Salomon », les récits s'opposent comme autant de manières d'appréhender la réalité laissant au personnage central et au lecteur le soin de tirer ses conclusions. Les êtres deux à deux s'opposent : mari et femme, soeur et frère, ami et ami, sans qu'il soit possible de vraiment séparer le grain de l'ivraie. Toni Morrison ménage des espaces qui permettent au lecteur de participer. le modernisme de son écriture naît des failles, des ruptures narratives, des fragments de courants de conscience, des voix qui soliloquent et se répondent. La cohérence est ici battue en brèche par la discontinuité du récit. Il est absurde en effet de s'exprimer de façon cohérente quand ce que l'on a vécu, compris du mépris et de la trique est incohérent, absurde, haché. Il ne faut pas lire « le chant de Salomon » comme on lirait un document mais comme une oeuvre littéraire avec sa dimension esthétique et intellectuelle.
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