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Critique de Creisifiction


La toute première fois où Murakami s'est dit qu'il serait capable d'écrire un roman, ce fut au moment exact où un joueur de baseball, premier batteur des Yakult Swallows, équipe de baseball tokyoïte dont il était un fidèle supporteur à l'époque, réussit une excellente frappe: "Tiens, et si j'écrivais un roman?", s'était-il interrogé, allongé sur une pente gazonnée entourant le terrain de jeu, par un dimanche après-midi ensoleillé, une bière à la main...Même pas dans l'ambiance feutrée du club de jazz qu'il avait tenu durant quelques années avant de se consacrer entièrement à la littérature, me suis-écrié à mon tour !! Même pas devant une bouteille de Johnny Walker dont le bonhomme marcheur de l'étiquette aurait subitement jailli pour le lui suggérer...?
Au travers de ce récit autobiographique de Murakami, j'ai découvert, non sans un certain sentiment de déception au départ, un homme et une personnalité très éloignés, voire situés à quelques encablures-lumière, pourrais-je dire, de la représentation que je m'étais faite de cet auteur fascinant, inclassable (on le range d'habitude dans le rayon «réalisme magique», mais bon, à force de rajouter des planches dans ces étagères-là, on finit par ne plus savoir de quoi on parle exactement...). Son oeuvre (dont «Kafka sur le rivage » et «1Q84» représentent pour moi le summum absolu), à l'empreinte originale et reconnaissable entre toutes, pourrait à elle seule constituer un sous-genre particulier dans la littérature japonaise et mondiale. J'exagère peut-être, mais c'est pour vous dire à quel point je l'apprécie : Haruki Murakami fait partie du club très restreint de mes auteurs contemporains fétiches. Saltimbanque parvenu au sommet de son art, fil-de-fériste habile sur la corde qu'il tend et étend avec un naturel inimitable, entre réalisme et fantaisie, entre onirisme et existentialisme, entre métaphysique traditionnelle bouddhique et pop-culture, Haruki est dans la littérature actuelle le bateleur par excellence des petits interstices de l'espace-temps, de la synchronie cosmique et du flottement des êtres atypiques. de ce fait, je m'étais probablement forgé l'image d'un personnage, comment dire, plutôt aérien, décalé et excentrique, sorte de romantique «postmoderne», à l'esprit rebelle, contemplatif et mélancolique. Je n'avais par ailleurs jamais rien lu auparavant concernant directement ni sa vie, ni son parcours d'auteur ou sa personnalité. Sans doute, pour une raison quelconque - me suis-je dit après-coup, j'avais préféré garder une certaine aura de mystère à son propos...
Quelle désillusion donc au départ, en découvrant ici un bonhomme certes intéressant et sympathique, mais en même temps extrêmement autodiscipliné, très obstiné, voire laborieux («chaque fois que je veux faire quelque chose mais que je n'arrive pas, je ne connais pas de répit avant de parvenir à mes fins»). Et qui, d'entrée de jeu, déclare sans ambages être quelqu'un de physique plutôt qu'intellectuel. Voyons, Murakami, une petite fourmi besogneuse qui dit "puiser dans l'effort du fardeau concret la compréhension intellectuelle"!! Non, je rêve!!

« Il y a de la philosophie même quand on se rase", avait coutume de dire Somerset Maughan.

Pour Murakami, s'agirait-il de faire de la philosophie à partir de la course à pied? Il semble pourtant lui-même hésiter quant à la nature précise de ce qu'il est en train d'écrire. Ce n'est pas tout à fait un essai, nous confie-t-il ; aussi, préfère-t-il le considérer comme «une sorte de «mémoire» {les guillemets sont de lui]», même si en fin de compte, «il ne s'agit pas d'une réflexion grandiose sur mon histoire personnelle». Que cherche-t-il au juste alors ? le titre original du livre veut littéralement dire en japonais « Ce dont je parle quand je parle de courir » (ce titre a été lui-même inspiré de celui d'un recueil de nouvelles de Raymond Carver : « What we talk about when we talk about love »). Voudrait-il parler de lui, Murakami? du romancier? du rapport entre courir et écrire?
Quand il rédige AUTOPORTRAIT DE L'AUTEUR EN COUREUR DE FOND, Murakami court déjà depuis vingt-trois ans, et pratiquement chaque jour. Il court, oui, il court l'auteur, motivé comme la plupart d'entre nous par «un but personnel, non pas pour chercher une forme de compétition avec d'autres» (même si comme lui, on ne résistera peut-être pas à la fierté fugace de nos meilleurs classements, ou parfois simplement au fait de dépasser un bon nombre d'autres coureurs durant une course ou un simple entraînement...). Bref, Murakami sait de quoi il parle, il en connaît suffisamment les joies et les affres, les fondamentaux et les contradictions qui animent les coureurs: il le fait bien, avec passion et, pour le coup ,avec une grande aisance et liberté de ton.
Pour ce qui est néanmoins des rapports entre la course et l'écriture, et en dépit du fait que l'auteur affirme avoir appris la plupart des «techniques» dont il sert comme romancier en courant tous les matins, les vaches sont, hélas, de mon point de vue nettement plus maigres... J'avoue ne pas en avoir tiré beaucoup de substance à ce niveau. On apprend par exemple qu'écrire un roman, c'est comme courir un marathon, il faut se contraindre à des efforts quotidiens pour «réussir à franchir un niveau supérieur» et, comme durant les courses de fond, quand on écrit, « le seul adversaire que l'on doit vaincre, c'est soi, le soi qui traîne tout son passé", ou qu'il faut acquérir une discipline et une régularité qui se rapprochent de celles d'un coureur en entraînement pour écrire un roman, savoir par exemple accélérer ou diminuer son allure, car dans le deux cas, pour poursuivre l'activité le plus longtemps possible «il faut conserver son rythme», etc..etc.. Ou encore, ce qui est sans doute beaucoup plus surprenant, cette affirmation que l'écriture n'étant pas «une activité bonne pour la santé» et comportant «des éléments malsains et antisociaux», il faut pouvoir combattre les mauvaises toxines de l'acte créatif, secrétées «en grande quantité chez les auteurs professionnels», par la mise en place «d'un système auto-immune capable de résister aux toxines dangereuses -parfois mortelles- qui résident à l'intérieur d'eux-mêmes». Pour Murakami, il est donc fondamental de pouvoir «garder, voire améliorer, une bonne condition physique afin d'être apte à écrire des romans». Mise à part toute l'empathie qu'on souhaite éprouver pour un Murakami qu'on aime tant (n'est-ce pas ?), et qui se serait lancé pour la première fois dans cet exercice périlleux de l'autobiographie, avec une gêne évidente à se livrer et à parler de lui, il faut bien appeler un chat, un chat : ce sont la plupart du temps de belles platitudes qu'il nous sert à ce dernier propos.
«J'ai voulu déterminer quelle sorte de vie j'avais menée depuis un bon quart de siècle, à la fois comme romancier et comme homme tout ce qu'il y a de plus ordinaire». Ah, voilà qui est dit en toutes lettres : un homme tout ce qu'il y a de plus ordinaire ! Serait-ce la clé de ce livre au propos apparemment hybride, un peu bridé dans son expression ?
J'ai eu souvent, pendant ma lecture, la sensation que nonobstant le fait que Murakami cherchait bien à livrer quelque chose (et peut-être bien aussi à se délivrer lui-même de quelque chose – «une fois le livre achevé, j'ai eu le sentiment fugace qu'une charge qui pesait sur mes épaules depuis bien longtemps avait disparu» !) l'auteur semblait manifester en même temps un souci perceptible à ne pas trop se raconter, ou en tout cas pas au-delà du nécessaire, une certaine réserve sur son histoire passée, livrée au compte-gouttes, une pudeur par moments explicitement assumée («Je ne voulais pas parler exagérément de moi-même») à détailler son vécu subjectif face aux situations plus difficiles de sa vie (les mauvaises critiques de ses livres à ses débuts, par exemple), ainsi qu'à évoquer des blessures moins superficielles et des parcelles de son moi plus intime. Cette obstination à vouloir se montrer comme un type ordinaire représenterait alors une porte d'accès suffisamment sécurisante pour se raconter. «Je pense que cet hiver je courrai un autre marathon (...) Ainsi les saisons vont et viennent, et les années passent. J'aurai un an de plus et j'aurai sans doute terminé un autre roman. Je fais face à chacune de mes tâches».
S'il est vrai que AUTOPORTRAIT DE L'AUTEUR EN COUREUR DE FOND peine à aller au-delà du factuel et se restreint la plupart du temps à des généralités, ce besoin de paraître ordinaire et de ne pas se montrer trop fier de sa vie d'auteur renommé et de ses performances (littéraires, en l'occurrence) prendra par moments des proportions démesurées Comme si ce subterfuge permettait d'échapper alors à tout contrôle, on voit émerger une autocritique intempestive, péremptoire, aussi sèvere que laconique et avare en éléments qui justifieraient autant d'acrimonie envers soi-même : il n'aime pas son physique, il ne se voit pas comme quelqu'un de sympathique ; face aux difficultés, c'est quelqu'un qui s'isole, qui garde le silence ou «tente d'y déceler quelque chose d'amusant», ou bien il s'insurge impuissant contre sa nature «individualiste, obstinée, récalcitrante, souvent centrée sur elle-même», etc.. Ecoutez par exemple la dureté de ces mots : «Encore une fois je suis frappé de constater à quel point ce réceptacle appelé "moi" est pitoyable et vain. Je suis quelque chose de miteux, de mal rapiécé et de moche».
En tant que récit autobiographique, AUTOPORTRAIT DE L'AUTEUR EN COUREUR DE FOND m'a laissé en définitif une impression d'inabouti et d'une certaine maladresse de fond. Je n'ai pas eu le sentiment de partager assez l'intimité de son auteur, ou alors trop indirectement, ou encore trop lapidairement. L'âge venant, Murakami se serait-il vu surgir la nécessité de se raconter, de s'atteler malgré lui à la dure tâche d'inaugurer le marathon de ses propres fictions, de son propre personnage («peut-être était-ce précisément la bonne période de ma vie pour rédiger cet ouvrage») ? Drôle de sensation, pour moi en tout cas, de ne pas retrouver cette fois-ci, en tant que lecteur, toute la maîtrise à laquelle m'avait habitué cet extraordinaire funambule!
Ce qui n'empêchera tout de même pas que les amateurs de course à pied (dont je fais partie) y trouveront par ailleurs leur compte. Ce livre leur est dédié, et ils s'y reconnaîtront avec bonheur.
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