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Critique de Osmanthe


La Miso soup servie par Murakami Ryû est diablement salée…Le narrateur Kenji est un jeune guide touristique indépendant qui travaille à Tokyo. A l'approche du nouvel an, il prend en charge un touriste américain, Frank, qui souhaite passer trois soirées dans le quartier chaud de Kabukichô. Et disons-le sans fard, puisqu'il le répète à l'envi, il veut baiser. Mais peu à peu, Kenji a l'impression que quelque chose cloche chez Frank, notamment ce qui semble être des mensonges et inventions sur son nom, des éléments de son passé, le nom de son hôtel, ses changements d'humeur et d'expression subites que Frank admet et attribue à un accident qui lui a coûté l'ablation d'une petite partie de son cerveau…Or il y a quelques jours, on a retrouvé une prostituée démembrée et coupée en morceaux…Le doute commence à s'insinuer dans l'esprit de Kenji, qui s'en ouvre à sa copine Jun.

Plus tard, un sdf est retrouvé mort brûlé. Après des premières visites, plutôt décevantes, dans des lieux de plaisir, Frank et Kenji se retrouvent dans une sorte de bar à karaoké avec deux femmes. Ils vont discuter, dans un anglais et japonais approximatifs, Kenji prenant soin de gérer la traduction pour ménager la susceptibilité d'un Frank de plus en plus déroutant et inquiétant, dont Kenji remarque qu'il a des cicatrices multiples aux poignets, tailladés, et qui dévoile un talent bien spécial, d'hypnotiseur. Soudain, Frank ordonne à Kenji de sortir du bar pour appeler sa copine. Quand il revient quelques minutes plus tard, il se trouve immergé dans un cauchemar.

Murakami Ryû signe un roman d'une noirceur épouvantable, fascinante. C'est une véritable hallucination, qui tient le lecteur en haleine de bout en bout. Dans le premier tiers, j'ai pensé qu'on allait s'en tenir à l'exploration des quartiers de ces femmes qui se vendent et qui assouvissent les fantasmes d'hommes saisis par la solitude urbaine ou d'occidentaux alléchés, sorte de témoignage d'une face, certes sombre, mais devenue finalement un élément à part entière de la culture japonaise. Et cela risquait de basculer dans la pornographie racolleuse…Mais la force de l'auteur réside dans la tension qu'il installe assez rapidement, et instille savamment, en continu, par la suite, avec ce personnage de Frank. Manifestement, il n'est pas net, le lecteur partage l'inquiétude qui monte chez Kenji, c'est sûr, il va se passer quelque chose…la bascule se fait dans vingt pages d'horreur absolue, dans ce fameux bar à karaoké. Les dernières dizaines de pages sont une longue confession échevelée du meurtrier, une plongée à la source du mal, dans son enfance déjà largement tâchée de sang et de folie. Murakami Ryû réussit le tour de force de ne pas rendre ces pages soporifiques après le paroxysme de violence vécu précédemment. Elles sont en fait passionnantes, faites de quelques phrases interminables, sans points, qui dans cette course effrénée vers l'abîme traduisent parfaitement le dérèglement de ce cerveau malade, mais aussi de la société japonaise tout entière. Car l'auteur en profite pour asséner des coups impitoyables à ses compatriotes, coupables de laisser partir les valeurs morales du Japon à vau-l'eau. Ayant tant tardé à s'ouvrir à l'étranger, conquérant mais condescendant, le pays n'était pas préparé à prendre ce terrible coup de 1945 par les Américains. Murakami Ryû regrette que cette date ait marqué le début de la déliquescence de la société japonaise, qui se poursuit et ne pourra que s'aggraver, pronostique-t-il en 1997, au moment de publier ce livre. Il n'a pas totalement tort, tant le pays est confronté à des défis et problèmes difficiles à surmonter. Frank, ce gaijin, cet américain, est peut-être aussi le symbole de cette Amérique qui a puni puis soumis les Japonais.

Ce livre sera probablement une de mes lectures les plus marquantes de l'année, par sa double plongée hallucinée dans la tête d'un tueur et d'une société malades, avec des personnages en quête d'identité dans ce Tokyo tentaculaire et vicieux qui se déshumanise. La maîtrise narrative est parfaite. Après la mise en bouche de quelques visites qui semblent promettre du croustillant, des signaux d'alarme modifient l'ambiance, faisant monter l'angoisse, puis presque par surprise, une violence paroxystique intervient et nous suffoque de dégoût. Ensuite, l'angoisse redescend sans jamais disparaître, laissant les personnages nerveusement éprouvés, à la fois à vifs et vidés. le lecteur perçoit le délitement psychologique, la détresse et les doutes des personnages, dans une réelle poésie de la noirceur urbaine et moderne. Un curieux sentiment d'apaisement semble émaner de la confession, mais on reste sur nos gardes, dans un suspense et une tension sur un fil, maintenus jusqu'au bout.

Au terme du roman, le titre anglais « In the miso soup » me semble plus adapté à ce que le lecteur ressent, et même à ce que les personnages expriment à la fin, tant l'auteur semble nous maintenir de force la tête sous l'eau pour nous faire boire le bouillon.

Si vous aimez l'autre Murakami, Haruki, rien ne dit que vous aimerez Ryû. Ce qui est sûr, c'est que si vous aimez les histoires mielleuses d'Ogawa Ito, ou les histoires de chats, Miso soup n'est pas pour vous, ainsi probablement que toute l'oeuvre de l'auteur.
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