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Critique de HenryWar


Je crois à présent que nul aujourd'hui ne saurait se prétendre intéressé de philosophie sans avoir lu Philippe Muray. Il n'y a pourtant, à mon sens, guère de références en la matière, et j'ai longtemps pensé que Nietzsche était le dernier des philosophes tant ceux qui sont venus après lui ont longtemps ergoté sur des concepts abstraits et inappréciables qu'ils ont utilisés pour asseoir leur position de penseurs jusqu'à l'alambiqué, ou bien ils ont préféré commettre d'idiotes platitudes notamment politisées afin de se rendre engagés et humanistes, c'est-à-dire désespérément et racoleusement contemporains.
Entre les deux, il y a l'étude du monde et des hommes réels, et la recherche de la vérité. Muray s'est fait, semble-t-il, une spécialité de comprendre l'époque où il a vécu, et un peu plus finement qu'en dissertant de généralités sur « l'ère de la consommation ». Il a disséqué l'état de nos modernes, notamment à travers des anecdotes représentatives – faits sociaux, paroles politiques, préoccupations médiatiques, centres d'intérêt des gens – et il en a inféré… ce qu'on prétendra parfois que j'ai recopié de lui sans jamais l'avoir lu auparavant ! Rarement, en effet, aurais-je rencontré entre ma pensée et celle d'un de mes contemporains autant de similitudes confondantes, autant de correspondances troublantes, autant d'une même assomption d'audace et de style à dénoncer vertement les vérités les moins flatteuses de notre société.
Muray considère que l'homme est devenu si distinct de toutes formes humaines qui l'ont précédé qu'il lui faut une appellation nouvelle, de façon à traduire une nature inédite qui rend même tout auteur passé absolument impropre à dépeindre la réalité psychologique de notre époque, et celle qu'il choisit est : « Homo festivus ». L'homme vit à un temps de festivités non seulement perpétuelles mais continues et dont il est devenu impossible de distinguer nettement chacune des représentations, une festivité unique et insensible en somme et qu'il faut concevoir comme un bain d'imprégnation tel qu'on n'est presque incapable de recul pour comprendre sa folie. Puisque notre époque, sur bien des aspects, ne contient plus d'événements notables, et en particulier de véritables conflits séparés d'une conception unanime du Bien, Muray la nomme : « Après-Histoire » : c'est l'époque où aucun événement réel ne vient plus perturber le quidam, raison pour laquelle il lui faut s'en fabriquer artificiellement pour qu'il se sente un rôle et une individualité respectable. On lui crée des oppositions de pacotille où il se plaît à s'engouffrer aveuglément, et, dans l'ensemble, dans sa joie bonasse, entre deux célébrations de n'importe quoi où il s'oublie, il se croit exister dans des revendications mièvres et au sein d'une société qui tâche toujours à nier, à niveler, à lénifier et à édulcorer toute négativité qu'elle considère comme une infraction au code général de bonne conduite, afin que personne ne puisse se sentir dépourvu de sens critique. Une onde d'appartenance moutonnière, avec son langage spécifique et enthousiaste, inonde des foules satisfaites qui ne demandent qu'à jouir de leur bêtise, jouir et encore jouir ; et ce monde mérite d'être appelé : « Cordicopolis », la Cité du Coeur, la seule valeur qui ne soit pas autorisée à être réexaminée, « parc d'abstraction » où il convient surtout de réformer la réalité pour en proposer une vision surtout pas concrète ni vraie, mais rassurante et idéale, pleine d'impressions de supériorité et de merveilleuse nécessité belle et bonne.
Et de suite en suite, Muray constate – c'est-à-dire que pour l'idiot il « dénonce », mais l'auteur se défend d'écrire un pamphlet, car il se contente de décrire l'état de son environnement réel c'est-à-dire tel que la société aurait honte de se voir – tout ce qui entrave le développement de l'esprit humain, cette décadence de nos moeurs où des lobbys de vertus s'arrogent la vérité, où des détails politiques dérisoires servent de prétextes à de pseudo-débats enferrés et insignifiants, où les médias définissent furieusement les moeurs en sélectionnant les sujets les plus futiles et les plus propres à annihiler l'impression d'absence de pensée des foules, où tout le subversif est un faux ostensible en ce que tout Bien ne s'attaque plus qu'à d'autres formes du même Bien, où le débat n'est qu'un prétexte à produire une opposition de pacotille qui ne sert qu'à légitimer la poursuite d'une soi-disant « lutte », où le culte de la fête a son langage puéril et halluciné bâti pour altérer l'esprit critique, où une heureuse animalité aspirant surtout à la protection remplace les vrais individus d'autrefois dont le propre était de nier le donné, d'exprimer de l'opposition, d'indiquer des alternatives nouvelles, pour avancer radicalement et sans feinte. Une sorte de catéchisme euphorique et maternifiant, mais garni comme avec des piques de défenses et d'interdictions de toutes sortes, bardé de lois toujours plus nombreuses, de brutaux impératifs de transparence, de désirs pénalistes de proscrire le langage du recul et du doute, et tâchant surtout à tout prix à entraver l'esprit de distinction c'est-à-dire le fond même de l'intelligence qu'on nomme généralement « discrimination », ne tolère plus qu'une chose : l'avènement de la fête et du Progrès, c'est-à-dire du Dieu inévitable qui fait tout plier et contre lequel il serait vain et déplacé d'essayer de lutter. L'irrémédiable est la religion contemporaine : « Cela sera, donc il faut souhaiter aussi que cela soit pour ne pas aller “à rebours” du temps, pour ne pas être “rétrograde” et “grincheux” » – un effarant délire de positivité inarrêtable s'est emparé des gens. Il faut une fusion suave des idéologies en une même parole « infanthéiste » de conte de fées, et plus d'individus – chez Muray, l'individu est une espèce en voie de disparition, c'est presque sans espoir. Et tout pour de pareils sujets contents doit se mêler en une symphonie bruyante et abrutissante, il faut oublier toutes les altérités « blessantes », s'abolir dans une unité aussi rassurante qu'inféconde, ignorer qu'un homme n'est pas une femme, que la techno n'est pas de la musique, que la sexualité n'est pas de l'amour, que les livres actuels ne sont pas de la littérature. Et dans cette société de bonheur où étrangement le rire, le rire vrai, moqueur, dur et excluant, a disparu, le risque est aussi proscrit, ainsi que toute réflexion essentielle sur la mort et sur l'art. Une doucereuse pente de facilité, mâtinée de périls artificiels et de scandales fabriqués pour l'image de soi et pour l'excuse, façonne la vie quotidienne d'une société qui, sûre de sa morale et de son droit, voit la pensée, c'est-à-dire la contradiction, comme un danger et non comme un profit – d'où la nécessité de faire disparaître jusqu'à l'impression de la réalité autrement dit de la controverse et de la fête, en prenant possession de ces domaines au point que tout deviendra une controverse et une fête omniprésentes dont nul ne saura s'extraire et ainsi se détacher pour constater enfin que les débats sont mutilés et la fête au fond extrêmement cynique et inquiétante.
Cet apparent cynisme de Muray qu'on lui a bêtement reproché comme une marque de rancune, prétend s'opposer en vérité à un nihilisme souterrain dont la définition réelle ne se situerait pas du tout, comme on croit, à abîmer de mots péjoratifs et relatifs la réalité de notre monde, mais au contraire à habiller nos déficiences d'une décoration flatteuse et de mener l'Homme à ce fragment inconscient et grégaire qu'il est devenu et qu'on est censé considérer automatiquement un progrès parce qu'on n'imagine pas même d'autre issue – la dénonciation d'une telle réalité est alors précisément de l'anti-nihilisme : un engagement philosophique en faveur d'un vrai progrès possible, d'un progrès enfin de bon aloi qui ne ressemble plus à cette fatalité abrutissante qu'on parvient à nous faire appeler de nos voeux. Or, pour conduire cette dénonciation, il n'existe rien de mieux, selon Muray, que le roman, en ce que cet art, dès lors qu'il s'éloigne des fausses réalisations ne consistant qu'à accompagner notre société en portant le fonds de sa moralité – y compris sa pseudo-moralité d'insolence et de subversion –, porte un regard critique sur l'homme contemporain, à la manière De Balzac dont Muray est un admirateur fervent. Muray, s'il incarne une foi et une seule, entretient la croyance dans la réalisation d'un vrai roman de notre époque, drôle, satirique, léger de détachement et profond de vérité, roman qui n'aurait même pas besoin de grossir les traits de notre modernité qui est déjà une caricature et une invraisemblance – roman pourtant qui, à mon sens, n'est guère advenu, et c'est peut-être le défaut de prédiction de l'essayiste : il aurait oublié que pour qu'un livre existe, il lui faut encore l'aval d'un éditeur, et un tel homme n'accepte de publier que les louanges de notre monde parce que c'est ce que ses habitants veulent entendre dire d'eux-mêmes, à savoir qu'ils ont raison de ne pas se soucier de leur médiocrité, d'ignorer même qu'elle est et par conséquent qui ils sont. de sorte que tout ce qu'on lit aujourd'hui, à l'instar des auteurs que Muray dénonce comme des niais racoleurs et comme des « graphomanes », ne porte toujours que des combats éventés et poisseux en faveur du « développement personnel » et des « droits de l'individu », et qu'aucune littérature assez diffusée ne déclare les batailles nécessaires en faveur de l'être supérieur et de l'esprit critique. Tant pis. Je ne désespère pas que la guerre soit perdue : l'autoédition y pourra peut-être quelque chose, du moins dès lors qu'un lecteur émergera de cette sale masse de lisants qui aiment surtout à s'endormir sur des bouquins parfumés à la rose bonbon et qui dégoulinent de bisous réconfortants.
Savoir prendre ainsi la mesure de la psychologie essentielle de son temps et la traduire exactement en une prose stylisée, férocement drôle et en cela solitaire, superbement référencée (Muray m'a ébloui tout d'abord par son génie des citations), à la fois intellectuelle et colorée : voilà qui vaut assez pour qu'on ne se plaigne pas trop : des jeux spirituels par lesquels l'auteur aime à faire son « mauvais plaisant », de ses transitions quelquefois un peu forcées, de son mode de communication où l'on devine du défoulement jubilatoire, de ses leitmotivs conceptuels, de ses quelques analyses argutieuses, épuisantes et inessentielles où se délaient des idées qu'une manière concise rendrait plus efficaces hors de certaines énumérations compulsives. Il suffit d'affirmer résolument et avec justice que Philippe Muray est un talent de notre siècle, c'est-à-dire l'un des derniers à avoir osé – autant dire : à avoir pu sans encourir de poursuites – fustiger notre époque avec les ressources de l'esprit et surtout d'un spectaculaire sens du détachement par lequel il a su comparer les siècles et s'approprier la mentalité des âges pour entendre les particularités du nôtre. Sa grandeur se situe à être – et c'est décidément, je m'en suis aperçu, le terreau de tous ceux qui pensent loin – à la fois un généalogiste et un philologue, ce que prouvent sans conteste ses critiques littéraires et artistiques d'une minutieuse pertinence, et ce que démontre sa volonté inlassable de fixer par affinements successifs les caractéristiques (d'une oeuvre, d'un être, d'une société) en-dehors de toutes causalités proposées par la tradition comme autant de facilités mensongères et valorisantes. Il faut une intégrité inébranlable pour exprimer son mépris argumenté des unanimes idoles, des Victor Hugo et autres Émile Zola, et c'est à quoi doit tendre quiconque refuse les influences ordinaires et se détache des valeurs toutes faites, des préjugés transmis : à cette condition seulement on peut voir la vérité au lieu de la réalité figée des pantins inculqués dont le regard inconsciemment biaisé finit par remplacer le vrai.
Quant à lire, comme je l'ai fait, d'une traite et durant deux mois les 1800 pages d'Essais de Muray, cela laisse une impression de saisissement qui est d'un intérêt unique quoique parfois impatientant : on y retourne obstinément comme à un classique qu'on explore à fond, on suit ses digressions et ses envolées d'humeur peu à peu familières, on parvient à l'anticiper comme un ami qu'on connaît bien et qui ne nous surprend plus toujours – et le papier à cigarette qu'on saisit souvent avec difficulté égrène interminablement ce temps passé en bonne compagnie, immuable et malicieuse. C'est un sentiment tendre d'être tour à tour complice et disciple d'un homme qui a su trouver un ton savoureux et de proximité, ni inaccessible ni austère, et enfin respectueux de ce que devrait être l'intelligence normale, sans les complaisances ordinaires – c'est-à-dire intempestif. « Intempestif » est, je crois, le plus grand compliment qu'on puisse adresser à quelqu'un de nos jours ; c'est le début d'un gage d'humanité au sens d'individualité : l'insistance à se moquer des modes et des morales constitue toujours une forme extrêmement satisfaisante de progrès, quoique dans une acception très inactuelle du terme. C'est peut-être, en vérité, ce qui caractérise le génie ainsi que toutes formes de supériorité – mais je sais comme notre époque, tant obsédée d'égalité maladive, ne prendra pas ce mot de « supériorité » avec hospitalité ou faveur, décriant par automatisme tout ce qui prétend s'élever au-dessus des autres, tout ce qui a une valeur tangible et non pas purement générale et supposée, universellement octroyée. Voilà précisément pourquoi le gros de notre époque, autrement dit le quidam courant, ne lira Muray qu'avec aigreur et l'invective à l'esprit (je veux dire bien sûr « à la tête » ou « sur le bout des lèvres »), ou plus vraisemblablement ne le lira pas du tout, en ce que toute marque de grandeur lui paraît toujours antidémocratique et vicieuse, et parce qu'il garde sur le coeur tout ce qui l'humilie en comparaison et ramène sa conscience à ce qu'il est et ne voudrait plus considérer, raison pour laquelle il continue, depuis Muray et bien avant, à préférer les romans « sympathiques » et toutes les démonstrations faciles et récréatives de cette Culture pour benêts qui bestsellerise désastreusement tous les ans. Ici, chez nous, le propre d'un artiste véritable, c'est de ne pas pouvoir se vendre, parce qu'il lui faudrait des individus, véritables comme lui, pour le goûter et pour l'acheter.
Lien : http://henrywar.canalblog.com
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