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Critique de Moosbrugger


Avis sur le premier tome (édition Points – Traduction de Philippe Jaccottet) :

Lecture débutée il y a une dizaine de mois.

La lecture de cet ouvrage divisé en deux tomes (Environ 1500 pages finalisée auxquelles il faut rajouter à peu près 600 pages d'ébauches et d'écrits préparatoires concernant la fin du récit) est extrêmement longue et complexe, mais très enrichissante et additif, au point même d'exercer une certaine emprise sur son lecteur pour peu que celui-ci parvienne à se retrouver parmi les nombreux propos du livre.

P.215 Ch.40 : « Ulrich est un homme que quelque chose contraint à vivre contre lui-même, alors même qu'il parait se dérober à toute contrainte »

Nous suivons principalement tout le long de ces deux tomes quelques années de la vie de cet Ulrich, « l'homme sans qualités », personnage alter ego de Musil, au sein des milieux influents de l'empire Austro-hongrois. le personnage d'Ulrich est singulier. Il s'agit d'un eternel « étudiant », qui se refuse à céder à l'action, bien qu'il soit pourtant doué dans bien des domaines, pour la raison que tout engagement lui apparaisse alternativement comme judicieux ou néfaste selon l'angle sous lequel il le considère. C'est un personnage à la fois détestable et appréciable. Il est froid, détaché, plein d'ironie, jamais naïf et infiniment circonspect, et pour cette raison même résolu à ne se laisse déterminer par aucun engagement ou aucune idéologie (demeurant donc « sans qualités »). Il est par ailleurs toujours disposé à la bonne répartie, impitoyable et toujours apte à dynamiter les prétentions de son entourage au sein de l' « action parallèle ».

Celui ci opposera en effet son absence de qualités dans le premier tome à de nombreux personnages hauts en couleurs, chargés de représenter les différents archétypes du monde industriel occidental dans les années 20 : Walter, l'artiste raté, ami d'Ulrich et pourtant plein d'une folle jalousie. Clarisse, personnage épris de Nietzschéisme et schizophrène, Arnheim, industriel « à qualités » réussissant effectivement dans toute chose, Diotime, l'idéaliste, Hans Sepp, le nationaliste engagé etc…

P. 349 Ch. 62 « Un homme qui cherche la vérité se fait savant ; un homme qui veut laisser sa subjectivité s'épanouir devient, peut-être, écrivain ; mais que doit faire un homme qui cherche quelque chose situé entre deux ? »

Musil mêle subtilement littérature et philosophie sans pourtant que la frontière qui sépare l'une de l'autre ne soit trop évidente, ce qui aurait pu rendre la lecture moins attrayante. Il ne faudra donc pas s'attendre à découvrir ce livre en appréciant tantôt la qualité de l'écriture des épisodes narratifs, tantôt la rigueur des exposés philosophiques, mais bien plutôt à savourer l'ensemble d'un même tenant, puisque de mon point de vue séparer l'un de l'autre serait faire perdre à tous deux une grande partie de leur intérêt. Il est à ce propos juste de dire que Musil a intégré le roman dans la pensée, tant le récit est conçu avant tout de manière à rendre vivante sa philosophie. On pourrait à ce titre (et à ce titre uniquement !) rapprocher ce livre de Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche.

On lira donc ce « roman-essai » en s'émerveillant tout aussi bien de sa poésie, qui parvient à embaumer jusqu'aux digressions les plus philosophiques, de l'exactitude de l'expression qui trahi une grande recherche, ou de l'originalité de la pensée de Musil, qui exploite pleinement cette forme mixte.

L'écriture de Musil est savoureuse, pleine d'ironie et même bien souvent comique. Mais sa véritable originalité est ailleurs. Il y a une similitude entre son écriture empreinte d'une abstraction très fine, qui ne garde que l'essentiel des éléments à disposition, et l'exposé d'un problème mathématique. D'ailleurs, en plus de posséder un doctorat de philosophie, Musil était ingénieur et disposait d'un important savoir en physique et en mathématique. Il s'agit au final d'une écriture tout à fait étonnante, à la fois très légère et très intellectuelle, faisant écho au fameux mélange de rationalité et d'irrationalité qui occupait une place à part dans les idées de l'écrivain Autrichien.

P.362 Ch.63
«Tout homme commence par réfléchir sur la vie dans son ensemble, expliqua-t-il, mais plus il réfléchit avec précision, plus son domaine se rétrécit. Quand il a atteint la maturité, tu as devant toi un homme qui est si ferré sur un certain millimètre carré qu'il n'y a pas dans le monde entier deux douzaine d'homme aussi ferrés dans ce domaine. Il voit fort bien que les autres, moins ferrés que lui, ne disent que des bêtises sur ses affaires, et pourtant il ne peut bouger, parce que c'est lui, s'il quitte sa place ne fut-ce que d'un micromillimètre, qui en dira à son tour »

L'Homme sans qualité est un roman qui garde tout son intérêt dans le monde comptemporain. Il s'agit d'une réflexion importante sur la société industrielle, sur la rationalité, la politique, la personnalité, l'engagement etc… qui pose d'innombrables questions qui concerne tout à chacun. Musil y expérimente notamment en « philosophe-ingénieur », par le biais de ses personnages, diverses situations de la vie courante et les moyens d'y répondre, démarche rattachée à ce qu'il nommait « les utopies ».
Certains chapitres sont inoubliables et dédiés à la postérité : « La Cacanie », « Un cheval de course génial confirme en Ulrich le sentiment d'être un homme sans qualités », « L'utopie de la vie exact », « Où l'on prétend que la vie ordinaire elle-même est d'ordre utopique »…

A vrai dire, beaucoup de passages m'ont semblé trop ardus, mais cela n'est rien comparaison de l'intérêt considérable du livre. Il faut un certain temps pour lire entièrement les deux tomes (Selon les personnes, peut-être, la lecture de ce seul livre pendant 4 ou 6 mois ? Ou pendant des années en pratiquant d'importantes interruptions dans la lecture, ou en relisant des morceaux plusieurs fois, ce qui ne sera pas du luxe au vu de la complexité du livre …) mais cela fait justement partie de son expérience : nous vivons et évoluons de concert avec l'ouvrage, et les attitudes de ses personnages autant que les situations présentées trouvent des échos dans notre quotidien. Il serait dommage que la lecture, partielle ou totale, de L'homme sans qualités effraye le lecteur motivé, car il s'agit d'une expérience tout à fais à part dans la littérature et la philosophie, par ailleurs injustement méconnue du grand public.
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