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L'Homme sans qualités tome 1 sur 4
EAN : 9782020238151
864 pages
Seuil (03/02/1995)
4.12/5   458 notes
Résumé :
Rien moins qu'un livre-monument, conçu à la manière d'une cathédrale. D'abord publié entre 1931 et 1933, du vivant de Robert Musil, L'Homme sans qualités est resté inachevé. L'écrivain autrichien meurt en 1942, laissant derrière lui un vaste chantier de plusieurs milliers de pages (exploitées ensuite avec plus ou moins de bonheur par les éditeurs). À l'origine, le texte devait se compose... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (48) Voir plus Ajouter une critique
4,12

sur 458 notes
Si vous commencez L'Homme Sans Qualités pour l'histoire, pour jouir du bonheur de vous laisser happer par le scénario... laissez tomber ! Ce livre n'est pas pour vous.
L'ouvrage n'est d'ailleurs pas évident à définir ni à présenter. Dans la lignée de certains chefs-d'oeuvre de langue allemande comme La Montagne Magique de Thomas Mann ou Les Somnambules d'Hermann Broch, Robert Musil pousse encore l'expérience plus avant, à son stade ultime, je pense, en utilisant la trame narrative romanesque non comme base ni un support, mais plutôt comme un prétexte pour atteindre son véritable objectif, qui n'est presque plus un roman dans l'acception classique du terme.
Il s'agit ici d'une réflexion poussée, nourrie, complexe et pluriaxiale sur l'Homme d'une part, la Société, d'autre part et finalement l'Homme dans la Société ou même, plus exactement encore, l'Homme face au changement social, à l'évolution des paradigmes. Ça vous donne une petite idée du programme...
De bout en bout, de part en part, par au-dessus, par en-dessous, par le grand portail ou par le plus petit bout de la lorgnette, une somme folle et féconde de réflexions et d'interrogations est soulevée au fil des situations. Dit autrement, cette forme romanesque est presque la définition brute de l'essai, à une petite nuance près.
On y suit Ulrich, alias Robert Musil, cheminer dans sa réflexion sur le monde et nous avec lui, ou plutôt derrière lui, loin derrière lui, comme l'ombre d'un petit chien qui courrait pour rattraper son grand marcheur de maître.
Si cela peut vous intéresser, (mais je le répète, ce n'est qu'un prétexte car l'auteur aurait pu choisir bien d'autres ancrages vu sa capacité à intellectualiser les lieux et les comportements de ses personnages dans une réflexion beaucoup plus vaste sur l'homme et sur l'époque), l'histoire se passe à Vienne en Autriche-Hongrie à la veille de la première guerre mondiale et donc de l'effondrement de cet assemblage grossier que l'auteur appelle Cacanie.
Les grosses légumes de cet étonnant empire-royaume réfléchissent à l'organisation d'un jubilé pour commémorer les 70 ans de règne de leur souverain. Sachant qu'ils veulent dans le même temps damer le pion des Allemands, qui en ont eux-aussi prévu un de leur côté pour leur propre kaiser.
L'un des immenses intérêts de cette oeuvre très réfléchie, parfois un peu indigeste à lire tellement elle est dense, l'un des immenses intérêts de cette oeuvre, disais-je, en tant que roman est surtout d'avoir choisi un parfait point d'ancrage pour analyser une société en mutation. On aurait pu choisir la France de 1780 ou la Russie de 1910 ou n'importe quelle société figée à la veille d'un grand bouleversement.
Les dignitaires du régime de l'époque sont encore un pied dans l'ancien régime mais la révolution industrielle est passée par là et a conduit à l'avènement des financiers qui constituent la nouvelle aristocratie.
Tous les repères s'en trouvent bouleversés et cette société moderne, mouvante, changeante vis-à-vis de laquelle nous avons (même aujourd'hui) qu'assez peu de recul par rapport à la grosse dizaine de siècles de morale judéo-chrétienne et par rapport à cette société qui évoluait très lentement jusqu'au XVIIIè siècle, cette nouvelle société donc, qui nous laisse parfois déboussolés.
Arnheim représente la nouvelle aristocratie capitaliste ; Hans annonce les révolutionnaires de tous poils pourquoi pas même, la " révolution " nationale-socialiste et Ulrich ne sait quoi penser de tout cela.
Le personnage de Moosbruger rappelle beaucoup le Lennie de Des Souris Et Des Hommes. Il symbolise peut être le désaxé, le marginal, l'exclu social, qui toujours est pointé du doigt et est l'objet des manoeuvres politiques. Rien n'a changé de nos jours, quand par exemple un certain Nicolas S., bien aidé par ses petits copains des médias, élève le cas des camps de Roms comme étant un " vrai problème " de la France. Et on pourrait multiplier les exemples et dans bien d'autres pays.
Un livre riche donc, qui gagne à être lu lentement en faisant de fréquentes pauses afin de laisser décanter toute la substance que l'auteur nous livre et de la laisser travailler minutieusement en nous pour faire son oeuvre.
Je vais même aller plus loin, aussi incongrue que cette idée puisse paraître, à peine refermé ce premier tome, déjà gigantesque, avant de vous attaquer au second, relisez-le intégralement. Vous verrez comme c'est bon.
Vous verrez qu'à la deuxième lecture, la prose maligne, ironique, caustique, subtile dans ses doubles sens apparaît plus clairement, et c'est presque une jubilation (voir, à titre de teaser, l'extrait que je donne dans les citations) de suivre les méandres de la pensée de ce grand penseur et de cette fine plume qu'était Robert Musil.
Ceci étant dit, ce n'est là que mon avis, un avis sans qualités, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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"On signalait une dépression au-dessus de l'Atlantique ; elle se déplaçait d'ouest en est en direction d'un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l'éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations."

Voilà comment Robert Musil commence son roman : en nous entretenant de la pluie et du beau temps, dans un chapitre "D'où, chose remarquable, rien ne s'ensuit".
Le lecteur est prévenu.
Sur les couvertures des gros pavés de cape et d'épée, on voit parfois l'image d'un intrépide bretteur avec une lame meurtrière dans chaque main. "L'homme sans qualités" est d'une toute autre trempe, et il n'a pas une telle couverture... mais il pourrait, et il devrait en avoir ! Sous le drapeau flasque de la Cacanie, la première épée symboliserait l'incroyable difficulté de se frayer un chemin à travers le texte de Musil, et l'autre sa monstrueuse longueur.

On pourrait se demander qui aurait envie de se prendre dans l'interminable spirale de réflexions, pour la plupart totalement vaines (et très, très, complexes), sur la société, la philosophie, le droit, la morale, l'humanité et autres sujets gigantesques. Mais cela démontre d'autant plus le génie de Musil : il a réussi à présenter sa logorrhée sur les thèmes évoqués de façon susceptible à vous mettre en transe. Qu'importe que tous ces passages verbeux et tous ces murs de lamentations textuels ne mènent finalement à rien, puisqu'ils arrivent à restituer la pensée humaine bien mieux que n'importe quel "courant de conscience" ?
Ceci dit, ma "transe" n'était jamais de longue durée, et les moments où je cumulais chapitre sur chapitre dans une sorte d'extase littéraire (il faut dire que Musil ménage son lecteur par des chapitres relativement courts, aux titres attractifs) étaient entrecoupés de plus en plus souvent par une envie irrépressible de changer de lecture. Pour quelque chose qui contiendrait ne serait-ce qu'un minimum d'"action", comme on dit.

Par une étrange ironie du sort, c'est justement une "action" qui représente le motif central du roman. Et quelle action ? L'Action parallèle, pardi !
Sur le fond des préparations du 70ème anniversaire de ce cher et bienfaisant empereur François-Joseph (afin de concurrencer les célébrations des 30 ans du règne de l'empereur germanique Wilhelm), Musil nous plonge dans l'état d'esprit de la "k. und k." monarchie austro-hongroise (alias Cacanie) à l'aube de son crépuscule.
Le protagoniste principal (appelons-le Ulrich, par exemple) se retrouve au centre de l'Action, en tant que secrétaire du comité chargé des préparations. Contrairement à ce qu'insinue le titre, Ulrich est loin d'être dépourvu de qualités, mais son détachement délibéré fait de lui un excellent observateur impartial.
Les efforts pour redonner sa grandeur à "l'esprit de l'époque" s'enlisent dans le marécage du déclin généralisé, perçu par tous : la noblesse ne comprend pas les changements, et a peur de la perte des anciennes valeurs spirituelles, de ses certitudes et de l'ordre établi ; les classes émergentes veulent reconstruire quelque chose de neuf et de grand sur les ruines, mais personne ne sait exactement quoi. Ce qui n'empêche pas tout le monde de sentir que "quelque chose" devrait être fait d'urgence, sans avoir une idée précise par quel bout commencer... comme c'est authentique !
Musil décrit la vie réelle, et ses longues phrases complexes montrent toutes ses nuances, sensations, interrogations, motivations et contrastes. Les pensées se dispersent et s'envolent comme des oiseaux, pour se retrouver à nouveau, trois ou quatre pages plus tard, sagement assises sur la même branche. Il n'est pas évident de saisir toute l'ironie et le sarcasme du roman, et de suivre la mélodie du texte et le cheminement des idées de Musil tout le long de ces quelques 2000 pages.
D'ailleurs, faire deux avis séparés me semble inutile ; la seule chose qui change vraiment dans le second tome est l'arrivée d'Agathe, la soeur d'Ulrich ("la femme sans qualités", pour ainsi dire) au centre du roman, et leur intense relation (pas que) platonique. Mais tous les personnages - Diotime, Clarisse, Arnheim, Leinsdorf... ou même Moosbrugger - contribuent à la recherche de la Grande Idée : ils discutent, philosophent, se poussent, se contredisent, s'attirent, s'encensent ou s'incendient ; bref, un chaos valable sans doute pour n'importe quelle société suffisamment éclairée pour permettre une telle divergence d'opinions à la recherche du même but.

"L'homme sans qualités" a aussi son intérêt en tant que document historique. Avec sa sophistication pesante et ses louanges raffinées de valeurs spirituelles vagues et mal définies, il décrit de façon exceptionnelle l'ambiance du lent effritement du vieux Moloch austro-hongrois.
Et j'insiste sur cette exceptionnalité, bien que le sujet soit récurrent dans le canon littéraire de l'Europe centrale, et traité avec le même panache par Roth dans "La Marche de Radetzky", ou par Mann dans "La Montagne magique". Mais seul Musil a réussi à se saisir de cette solennité intemporelle, que je n'ai rencontré dans aucun autre texte.
Après tout, il est amusant de constater que le roman n'a pas vraiment un début - le lecteur est simplement jeté dans les eaux profondes et dangereuses de ses réflexions - ni vraiment une fin, rien que pour le fait qu'il n'a jamais été achevé. Musil laisse les débuts et les fins aux écrivains moins exigeants, et il déploie son art dans le jeu du centre. Je recommande de jouer avec lui.
Son Ulrich, malgré l'absence de "qualités", est relativement déterminé et efficace ; une sorte de "gars" presque kunderien... c'est peut-être pour ça que Kundera aime tant Musil.
4,5/5 pour le moment. Mais plus, et bien plus, après une éventuelle relecture.
Pardon pour la longueur inélégante de ce billet ; il y a tant à dire, et pourtant c'est si laborieux à formuler...! "Merci de votre compression", comme disait l'écriteau collé sur un troquet fermé à cause de la situation sanitaire... chaque époque son déclin !
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"Ils souffraient tous de la crainte de n'avoir pas de temps pour tout, ignorant qu'avoir du temps, c'est n'avoir pas de temps pour tout".

Un coup de coeur terrible ces deux tomes que je ne séparerai pas dans ma critique. N'ayant pas fait de chronique à l'issue du premier, je préfère rédiger une critique de l'ensemble puisque les deux parties sont intimement liées. Et contrairement à ce que l'on pourrait penser, pas de soulagement à la fin de la lecture de ce grand et gros livre de Musil. Mais une douce tristesse, le vide, après une si belle et si longue rencontre...

Je reste sur ma faim. Faim d'en connaître davantage, envie de continuer à suivre ces personnages ou plutôt, ces figures, explorer encore le monde des sentiments et de l'indétermination peint avec profondeur par Musil.
Plus j'avançais dans le livre, et plus le désir de lire augmentait pour une aventure déstabilisante et passionnante.

C'est en lisant le livre à venir de Maurice Blanchot dont une partie est consacrée à Musil dans le Chapitre "D'un Art sans avenir" que l'envie de lire L'homme sans particularités s'est imposée. Blanchot nous propose, comme titre de l'oeuvre, L'homme sans particularités car

"L'homme en question n'a rien qui lui soit propre : ni qualités, mais non plus nulle substance. (...) l'homme sans essence."

On pourrait dire qu'il est l'homme indéterminé, qui ne dit ni oui ni non à la vie mais "pas encore". Comme le dit justement Blanchot, l'homme est ici "l'homme du "pas encore""...
Et ce livre qui nous précipite dans le champs des possibles nous donne le vertige. Nous nous retrouvons aux bords de l'être où tout ce qui a lieu aurait pu avoir lieu autrement, et c'est cela qui est essentiel.

"Qu'importent en fin de compte les événements en tant que tels ! Ce qui compte, c'est le système de représentations à travers lequel on les observe, et le système personnel dans lequel on les insère." écrit Musil.

Difficile de présenter ce livre où les choses se dérobent tout en apparaissant... Un livre tendu et sous-tendu par le mystère et l'altérité toujours déjà ouverte et différente, radicalement autre.

Ulrich, Agathe, Clarisse, Walter, Diotime, Arnheim, Rachel, Tuzzi, Moosbrugger... Ces figures et ce qui leur arrive mettent en avant différents thèmes chers à Musil : l'exactitude et l'indétermination, l'amour et la détestation, le raisonnement et la folie, la tension vers l'absolu, la question du temps, la vie, le suicide, la mort... Tout y est.

Au coeur de ce livre, brille le paradoxe d'une alliance entre l'exactitude et l'indéterminé, le langage et le silence.

"Ce qui est mauvais aujourd'hui sera peut-être en partie bon demain, et le beau sera laid, des pensées restées inaperçues seront devenues de grandes idées, et des pensées vénérables tomberont dans l'indifférence. Tout ordre est tant soit peu absurde et comme un cabinet de figures de cire si on le prend trop au sérieux, toute chose est un cas particulier pétrifié des possibilités qu'elle représente. Mais ce ne sont pas des doutes, c'est une indétermination animée, élastique, qui se sent capable de tout."

Ouverture sur l'impersonnel, le "tout autre", L'homme sans particularités dessine un espace littéraire qui détruit le sens initialement attribué au roman. Pas de fin, pas d'histoire à proprement parler, mais l'expression des déambulations d'un esprit qui étouffe.

"Se suicider ou écrire" nous dit Musil.

L'écriture a gagné, pour notre plus grand bonheur de lecteur et de lectrice...

Avant de terminer, il faut dire que ce livre est étonnant quant à sa portée philosophique. Philosophie des sentiments : tous les recoins de l'âme sont ici évoqués, explorés. Nietzsche est convoqué à maintes reprises, il est même question dans le Tome 1 d'une "année Nietzsche".
Politique, philosophie, raison, sentiments.... Et Amour.

Car il n'est pas possible de terminer cette critique sans souligner la grandeur de ce que Blanchot (nous y revenons) nomme "la plus belle passion incestueuse de la littérature moderne". En effet, entre Ulrich (ou Anders) et Agathe qui apparaît dans le second tome, Ulrich et Agathe, frère et soeur jumeaux , apparaît une passion mystique. Une exaltation provoquée par le fait que l'un n'existe pas sans l'autre. Ulrich le dit explicitement à Agathe : c'est elle le lieu de son amour propre.

"De ce monde nouveau, ils ne comprenaient rien, tout était comme les éléments d'un poème."

"Ils notèrent que loin d'être devenus muets, ils parlaient, mais sans choisir les mots : c'étaient les mots qui les choisissaient. Nulle pensée ne bougeait en eux, mais le monde entier était plein de pensées merveilleuses.

Ils présumèrent qu'eux-mêmes, et les choses également, n'étaient plus des corps fermés en lutte les uns contre les autres, mais des formes ouvertes et liées."

L'extase amoureuse, délicieusement écrite par Musil...

L'homme sans particularité : une écriture magnifique où le langage est indissociable de l'amour, où aimer, c'est aussi et surtout parler, pour un grand livre inachevé et inachevable....
Un livre admirable.

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J'ai rarement eu autant de plaisir à lire un roman. Les phrases sont franchement magnifiques, les paragraphes grandioses, les chapitres sublimes. Pour reprendre les paroles de Müsil à son propos, pour moi, « chaque fois qu'une parole tombait, une signification profonde s'illuminait, s'avançait comme un dieu voilé et se défaisait dans le silence. » (672) Même si il s'agit d'un roman inachevé, je suis parfaitement d'accord avec Thomas Mann qui en fait l'un des plus grands romans du XXe siècle avec Ulysse de Joyce et À la recherche du temps perdu de Proust.
À première vue, on dirait pourtant qu'il ne s'y passe rien d'autres que des conversations entre bourgeois, aristocrates, militaires, scientifiques et artistes, ensemble de personnages qui interviennent dans le roman à partir du moment où ils entrent en relation avec Ulrich, cet « homme sans qualité » dont il est question dans l'intitulé de l'ouvrage.
La position de pure contemplation ironique qui est celle d'Ulrich lui permet une relative supériorité sur son entourage. Je dis que sa supériorité est relative puisque l'absence d'action pratique où entrerait en jeu une dimension essentielle de son être, le défaut de contacts avec les risques du réel, le réduisent à l'état spectral par rapport aux gens bien vivants qui l'entourent. Sa vie est toute faite de non-présence, de non-implication, elle est, pour ainsi dire, mort-vivante.
Celui-ci se laisse pourtant entraîner par sa cousine à accepter la position de secrétaire d'une organisation visant quelque chose de grandiose pour l'Autriche, peu importe ce que ça pourra bien être en bout de ligne. Or, Ulrich n'a aucun intérêt en tant qu'être-dans-le-monde au sens heideggérien, il n'est pas hanté des besoins d'existance terrestre, il vit en toute étrangeté d'avec le « on » ambiant et n'occupera son poste que pour se désennuyer en observant d'un regard plein d'ironie le grouillement frénétique et insensé qu'entraînera inévitablement le projet de sa cousine.
Les conversations que Müsil imagine pour lui et les personnages qui l'entourent, les diverses situations que l'ensemble traverse en totalité ou en partie me semblent servir de prétexte à déployer avec une brillante lucidité tous les aspects possibles de la société viennoise de l'époque.
Je vais maintenant sans plus attendre me jeter sur le tome 2, où l'on trouve le commencement de la troisième partie en plus des ébauches laissées par Müsil. Quel bonheur de pouvoir accéder à tout ce matériel qui m'apparaît comme une somme de merveilles impatientes de rencontrer mon regard!

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L'expérience interdite.
A la façon de Léopold Bloom qui traverse Dublin dans « Ulysse » de James Joyce, Ulrich rentré en terre natale, l'empire austro-hongrois du début du XXe siècle, traverse le roman de Robert Musil, d'un salon à un autre, d'une société à une autre, de façon intemporelle. Il est la colonne vertébrale, le lien entre les savants développements de l'auteur. Sans profession ni statut social bien établi, il est « L'homme sans qualité », agent neutre, il va servir de guide au lecteur pour parcourir la pensée alambiquée et opaque de Musil.
L'oeuvre est un essai, mélange d'utopie et de dystopie, sur une société qui s'invente et dont on a beaucoup de difficulté à cerner le projet : Kaiserlick und Königlich, la cacanie.
« Alors, Ulrich se lança dans une tentative insensée.
- Altesse, dit-il, il n'y a pour l'Action parallèle qu'une seule tâche : constituer le commencement d'un inventaire spirituel général ! Nous devons faire à peu près ce qui est nécessaire si l'année 1918 devait être celle du jugement dernier, celle où l'esprit ancien s'effacerait pour céder la place à un esprit supérieur. Fondez, au nom de sa majesté, un Secrétariat mondial de l'Ame et de la précision. »
Ceci est l'exemple frappant de la folie de Musil. On ne sait plus si l'on est au milieu d'un cours de pataphysique d'Alfred Jarry ou dans le bureau d'Adrien Deume dans « Belle du seigneur » d'Albert Cohen.
Maintes fois Musil nous perds, alternant réflexions philosophiques, métaphores facétieuses, dialogues surréalistes.
« L'homme sans qualité » est l'oeuvre inachevée de Robert Musil mais aussi une lecture sur laquelle il faudrait revenir souvent pour commencer à en saisir l'un des multiples sens et, de facto, est une lecture inachevée elle aussi. C'est une aventure littéraire qui mène partout et nulle part, l'expérience interdite qui risque de nous égarer dans le labyrinthe maudit de la pensée de Musil.
Ainsi le disait Nicolas Boileau : « Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. »
Traduction de Philippe Jaccottet.
Editions du Seuil, points, 834 pages.
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Or, un beau jour, Ulrich renonça même à vouloir être un espoir. Alors déjà, l'époque avait commencé où l'on se mettait à parler des génies du football et de la boxe; toutefois, les proportions demeuraient raisonnables: pour une dizaine, au moins, d'inventeurs, écrivains et ténors de génie apparus dans les colonnes de journaux, on ne trouvait encore, tout au plus, qu'un seul demi-centre génial, un seul grand tacticien du tennis. L'esprit nouveau n'avait pas encore pris toute son assurance. Mais c'est précisément à cette époque-là qu'Ulrich put lire tout à coup quelque part (et ce fut comme un coup de vent flétrissant un été trop précoce) ces mots: "un cheval de course génial". Ils se trouvaient dans le compte rendu d'une sensationnelle victoire aux courses, et son auteur n'avait peut-être même pas eu conscience de la grandeur de l'idée que l'esprit du temps lui avait glissée sous la plume. (...)
Si l'on devait analyser un grand esprit et un champion national de boxe du point de vue psychotechnique, il est probable que leur astuce, leur courage, leur précision, leur puissance combinatoire comme la rapidité de leurs réactions sur le terrain qui leur importe, seraient en effet les mêmes; bien plus, il est à prévoir que les vertus et les capacités qui font leur succès à chacun ne les distingueraient pas beaucoup de tel célèbre steeple-chaser; on ne doit pas sous-estimer les qualités considérables qu'il faut mettre en jeu pour sauter une haie. Puis, un cheval et un champion de boxe ont encore cet autre avantage sur un grand esprit, que leurs exploits et leur importance peuvent se mesurer sans contestation possible et que le meilleur d'entre eux est véritablement reconnu comme tel; ainsi donc, le sport et l'objectivité ont pu évincer à bon droit les idées démodées qu'on se faisait jusqu'à eux du génie et de la grandeur humaine.

(Chapitre 13. Un cheval de course génial confirme en Ulrich le sentiment d'être un homme sans qualités.)
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Pour on ne sait quelle impondérable raison, les journaux ne sont pas ce qu'ils pourraient être à la satisfaction générale, les laboratoires et les stations d'essai de l'esprit, mais, le plus souvent, des bourses et des magasins. S'il vivait encore, Platon (prenons cet exemple, puisqu'on le considère, avec une douzaine d'autres, comme le plus grand de tous les penseurs) serait sans doute ravi par un lieu où chaque jour peut être créée, échangée, affinée une idée nouvelle, où les informations confluent de toutes les extrémités de la terre avec une rapidité qu'il n'a jamais connue, et où tout un état-major de démiurges est prêt à en mesurer dans l'instant la teneur en esprit et en réalité. Il aurait deviné dans une rédaction de journal ce "topos ouranios", ce céleste lieu des idées dont il a évoqué l'existence si intensément qu'aujourd'hui encore tout honnête homme se sent idéaliste quand il parle à ses enfants ou à ses employés. S'il survenait brusquement aujourd'hui dans une salle de rédaction et réussissait à prouver qu'il est bien Platon, le grand écrivain mort il y a plus de deux mille ans, il ferait évidemment sensation et obtiendrait d'excellents contrats. S'il se révélait capable, ensuite, d'écrire en l'espace de trois semaines un volume d'impressions philosophiques de voyage et un ou deux milliers de ses célèbres nouvelles, peut-être même d'adapter pour le cinéma l'une ou l'autre de ses œuvres anciennes, on peut être assuré que ses affaires iraient le mieux du monde pendant quelque temps. Mais aussitôt que l'actualité de son retour serait passée, si monsieur Platon insistait pour mettre en pratique telle ou telle de ses célèbres idées qui n'ont jamais vraiment réussi à percer, le rédacteur en chef lui demanderait seulement de bien vouloir écrire sur ce thème un joli feuilleton pour la page récréative (léger et brillant, autant que possible, dans un style moins embarassé, par égard pour ses lecteurs) ; et le rédacteur de ladite page ajouterait qu'il ne peut malheureusement pas accepter de collaboration de cet ordre plus d'une fois par mois, eu égard au grand nombre d'autres écrivains de talent. Ces deux messieurs auraient alors le sentiment d'avoir beaucoup fait pour un homme qui, pour être le Nestor des publicistes européens, n'en était pas moins un peu dépassé et, comme valeur d'actualité, ne pouvait être comparé disons à un Paul Arnheim.
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Ce sentiment politique austro-hongrois était une entité si curieusement bâtie qu’il semble presque inutile d’essayer de l’expliquer à quelqu’un qui ne l’a pas vécu. Il n’était pas formé d’une partie hongroise et d’une partie autrichienne qui se fussent, comme on eût pu le croire, complétées, mais bien d’une partie et d’un tout, c’est-à-dire d’un sentiment hongrois et d’un sentiment austro-hongrois, ce dernier ayant pour cadre l’Autriche, de telle sorte que le sentiment autrichien se trouvait à proprement parler sans patrie. L’Autrichien n’avait d’existence qu’en Hongrie, et encore comme objet d’aversion ; chez lui, il se nommait citoyen-des-royaumes-et-pays-de-la-monarchie-austro-hongroise-représentés-au-Conseil-de-l’Empire, ce qui équivalait à dire "un Autrichien plus un Hongrois moins ce même Hongrois" ; et il le faisait moins par enthousiasme que pour l’amour d’une idée qui lui déplaisait, puisqu’il ne pouvait souffrir les Hongrois plus que les Hongrois ne le souffraient, ce qui compliquait encore les choses. C’est pourquoi beaucoup d’entre eux se faisaient appeler Tchèques, Polonais, Slovènes ou Allemands ; ainsi commença la décadence et apparurent "ces désagréables phénomènes de politique intérieure", comme les appelait le comte Leinsdorf [...]
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L'esprit sait que la beauté rend bon, mauvais, bête ou séduisant. Il dissèque un mouton et un pénitent, et trouve dans l'un et l'autre humilité et patience. Il analyse une substance et constate que, prise en grandes quantités, elle devient un poison, en petites doses, un excitant. [...] Il mélange, il dissout, il recompose différemment. Pour lui, le bien et le mal, le haut et le bas ne sont pas comme pour le sceptique des notions relatives, mais les termes d'une fonction, des valeurs qui dépendent du contexte dans lequel elles se trouvent. Les siècles lui ont enseigné que les vices peuvent devenir des vertus, et réciproquement ; il tient pour pure maladresse que l'on ne réussisse pas encore, dans le temps d'une vie, à récupérer un criminel. Il n'admet rien de licite ou d'illicite, parce que toute chose peut avoir une qualité qui la fera participer un jour à un nouveau grand système. Il hait secrètement comme la mort tout ce qui feint d'être immuable, les grands idéaux, les grandes lois, et leur petite copie pétrifiée, l'homme satisfait. Il n'est rien qu'il considère comme ferme, aucune personne, aucun ordre ; parce que nos connaissances peuvent se modifier chaque jour, il ne croit à aucune liaison, et chaque chose ne garde sa valeur que jusqu'au prochain acte de la création, comme un visage auquel on parle et qui s'altère avec les mots.
L'esprit est donc opportuniste par excellence, mais on ne peut le saisir nulle part, et l'on serait tenté de croire qu'il ne demeure de son action que décadence.
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La passion du fourrage était logée dans une crèche de marbre pleine de la meilleure avoine, dans un râtelier plein de foin vert, avec le grincement des licous dans les anneaux ; elle était condensée dans l’odeur du pain de l’étable chaude, dans ce parfum épicé, insinuant, que traversait comme des aiguilles, fortement chargé d’ammoniaque, le sentiment du Moi, proclamant : « Il y a des chevaux ici ! » Il devait en être autrement de la course. Car la pauvre âme est encore unie au troupeau dans lequel un mouvement, venu on ne sait d’où, gagne soudain l’étalon de tête, ou toutes les autres bêtes, et la troupe galope contre le vent et le soleil ; souvent, lorsque la bête est seule et que les quatre directions de l’espace lui sont ouvertes, un frémissement démentiel court dans son crâne, elle fonce sans but, elle se jette dans une liberté épouvantable qui n’a de contenu ni dans une direction ni dans l’autre, jusqu’à ce qu’enfin, perplexe, elle s’arrête, et il suffit d’un picotin d’avoine pour la ramener à l’écurie. Pepi et Hans avaient l’habitude de l’attelage ; ils allongeaient le pas, battant de leurs sabots la rue ensoleillée entre ses barrières de maisons ; les hommes n’étaient pour eux qu’une confusion grisâtre dont ils ne tiraient ni plaisir ni effroi ; les étalages bariolés des magasins, les femmes brillant de toutes leurs couleurs : fragments de prairie où l’on ne peut brouter ; les chapeaux, les cravates, les livres, les brillants le long de la rue : un désert. Il ne s’en détachait que deux îlots de rêve, l’étable et la course ; de loin en loin, Hans et Pepi s’effrayaient d’une ombre, en rêve ou comme par jeu, ils se jetaient contre les brancards, se faisaient corriger d’un coup de fouet puis s’abandonnaient de nouveau, avec reconnaissance, au mors. (p.247)
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Vidéo de Robert Musil
Avec Rainer J. Hanshe, Mary Shaw, Kari Hukkila, Carole Viers-Andronico, Pierre Senges, Martin Rueff & Claude Mouchard
À l'occasion du dixième anniversaire de la maison d'édition new-yorkaise Contra Mundum Press, la revue Po&sie accueille Rainer Hanshe, directeur de Contra Mundum, Mary Shaw, Kari Hukkila, Carole Viers-Andronico & Pierre Senges. Rainer Hanshe et son équipe publient la revue Hyperion : on the Future of Aesthetics et, avec une imagination et une précision éditoriales exceptionnelles, des volumes écrits en anglais ou traduits en anglais (souvent en édition bilingue) de diverses langues, dont le français.
Parmi les auteurs publiés : Ghérasim Luca, Miklos Szentkuthy, Fernando Pessoa, L. A. Blanqui, Robert Kelly, Pier Paolo Pasolini, Federico Fellini, Robert Musil, Lorand Gaspar, Jean-Jacques Rousseau, Ahmad Shamlu, Jean-Luc Godard, Otto Dix, Pierre Senges, Charles Baudelaire, Joseph Kessel, Adonis et Pierre Joris, Le Marquis de Sade, Paul Celan, Marguerite Duras, Hans Henny Jahnn.
Sera en particulier abordée – par lectures et interrogations – l'oeuvre extraordinaire (et multilingue) de l'italien (poète, artiste visuel, critique, traducteur, « bibliste ») Emilio Villa (1914 – 2003).
À lire – La revue Hyperion : on the Future of Aesthetics, Contra Mundum Press. La revue Po&sie, éditions Belin.
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