AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Zebra


Zebra
05 novembre 2013
« La Défense Loujine » (en russe, Защита Лужина) est un roman de l'écrivain russe Vladimir Nabokov. Dédié à Véra, sa femme, écrit pendant l'année 1929 sous le nom de plume de V. Sirine, cet ouvrage est présenté par Nabokov comme « l'histoire d'un joueur d'échecs écrasé par son propre génie ».

L'histoire ? Loujine, jeune enfant russe scolarisé en Allemagne, pays où sa famille a fui après la Révolution russe de 1917, découvre fortuitement les règles du jeu d'échecs. Il s'avère très doué pour ce jeu. Devenu adulte, Loujine remporte de nombreux tournois d'échecs. Il en fait son métier. Puis Loujine se laisse envahir par ce qui devient une passion et une obsession pathologique pour ce jeu : il n'existe plus qu'au travers des pièces qu'il déplace sur l'échiquier, transposant les événements quotidiens en termes échiquéens. Lors d'un séjour dans une station thermale, où il dispute un tournoi, Loujine rencontre Natalia Katkov. Il la demande en mariage. Fascinée par Loujine, elle hésite, puis accepte cette demande. Sa famille est réticente : pour elle, Loujine est un excentrique. Plus tard, Loujine doit affronter l'italien Turati, un maître d'échecs, et le tournoi est organisé par Léo Valentinov, précepteur et manager de Loujine. Celui-ci se prépare du mieux qu'il peut, tentant de créer une défense imparable (la défense Loujine, d'où le titre du livre), mais, le jour J, Turati fait une ouverture de jeu tout à fait inattendue, déstabilisant Loujine au point qu'il doit quitter la partie, incrédule, les yeux hagards. Complètement désorienté, nauséeux, « la tête couleur de cire », halluciné et (page 154) « aspiré par le jeu », Loujine est pris en mains par son épouse : dorénavant, il ne jouera plus aux échecs. Ainsi, la vie de Loujine s'écoule, monotone et sans but. Certes, il lit des livres auxquels son épouse l'abonne, percevant (page 185) « une ombre des sons qu'il entendait jadis », … jusqu'au jour où un événement fait remonter Loujine à la surface, le précipitant alors vers une fin délirante !

« La Défense Loujine » décrit bien le mécanisme de l'addiction au jeu. Inadapté, asocial -pour ne pas dire autiste-, « phénomène étrange, un peu monstrueux mais séduisant », désemparé devant une vie qu'il ne contrôle plus (puisque, jouant en aveugle, il ne trouve pas la parade aux coups que lui adresse un adversaire invisible), déshumanisé (on ne découvre le prénom de Loujine qu'à la fin du roman), quasi-dément, Loujine fait de sa propre vie une partie d'échecs interminable, se défendant contre ce monde extérieur qui en veut à son bonheur et qui le veut échec et mat ! Un style brillant, des personnages bien tranchés (voyez le portrait que Loujine fait de sa gouvernante française ou de sa tante -laquelle lui apprend les règles du jeu d'échecs- ou des trois gars complètement saouls qui fêtent leur cinquième année de sortie d'école ou du tailleur qui lui confectionne un costume), des détails pittoresques (la campagne russe avec ses bouleaux, la maison familiale avec son vieux grenier, la tyrannie exercée par certains écoliers à l'encontre de Loujine, la montée du progrès technique), de subtiles analyses psychologiques (Loujine, tantôt euphorique, tantôt morbide), un brin d'ironie (quand Nabokov dépeint - lui qui est issu d'une famille aristocratique russe- « la bruyante et inutile cohue des réceptions mondaines » données par les immigrés russes à Berlin), un suspense qui vous tient en haleine jusqu'à la dernière page : l'ouvrage ne manque pas d'intérêt. Roman autobiographique ? Les similitudes abondent entre Nabokov et Loujine : goût des chiffres, solide éducation classique, enfance heureuse et féconde, capacité à s'exprimer en trois langues (russe, anglais et français), passion pour les parties d'échecs (page 87 – « les échecs sont le but de sa vie » ; page 102 – « il ressent des forces invisibles et merveilleuses, dans leur pureté originelle ») …

Ce roman fut l'occasion pour Nabokov de prendre « un grand plaisir pour introduire un schéma fatal dans la vie de Loujine ». Un plaisir ? Probablement, car, aux échecs, vous combattez aux côtés de votre propre mère (la Reine), que vous défendez et qui vous materne, et vous avez le droit de mettre à mort votre adversaire, qui n'est autre que votre propre père (le Roi adverse), et ça n'est pas banal car dans la vie de tous les jours, ce geste est criminel. Nabokov avait, comme Loujine, un père dont il s'émancipa difficilement, un père qui était « à l'affut d'un miracle, la défaite de son fils ». En écrivant « La Défense Loujine », Nabokov règle ses comptes avec son passé (au chapitre 5, le père de Loujine attrape froid et meurt) : « il faut à mon avis écrire pour plaire à un seul lecteur : soi-même ». C'est gagné, et c'est pour notre plaisir !
Commenter  J’apprécie          710



Ont apprécié cette critique (64)voir plus




{* *}