Ordinaire

Il y a quelque chose de sadique dans l'annonce mortuaire, comme une course où l'on veut être le premier. Celui qui révèle, qui surprend, celui qui sait.
(p. 24)

(...) il regarde son reflet comme on regarde quelqu'un qu'on n'aime pas. Ce matin-là, il se sent plus vieux qu'un autre jour, plus retraité, plus chiant, plus moche.
(p. 18)

Elle est là, coûte que coûte. Un homme à la mer, un homme noyé dans sa bière, son vin blanc, son whisky, sa gnôle, son eau-de-vie, son eau-de-mort, son océan de remords, Si elle pleure, il ne s'en souvient pas.

Hervé subit, otage du nouveau monde, le monde égoïste et bruyant des nouveaux voisins qui ne sont pas encore là mais qui prennent déjà toute la place. Il commence à regretter de ne pas avoir eu suffisamment d’instinct pour prendre des nouvelles de Marie-Claire, lui apporter de l’eau et des médicaments. Il aurait pu la sauver et elle serait encore là, en train de lire le journal dans son fauteuil en velours à franges, en silence, sans déranger personne.

Ce qui compte, c’est d’économiser, de gagner du terrain, de se faire une place. C’est une concurrence silencieuse, un jeu d’échecs. Personne ne tient à se faire bouffer son pion. Quitte à dire une connerie, il faut exister à tout prix, parler, occuper l’espace, sortir quelques bons mots, rappeler qu’on s’y connaît, citer les articles du règlement de copropriété à tout va. Pascal sait y faire, il tranche toujours avec délicatesse, il est respecté des autres, lui dont l’expérience et l’ancienneté rassurent.

La solidarité est un leurre, un conte de fées. L’individualisme règne. Il faut marcher sur les autres pour toucher du doigt les nuages.

Près de la mairie, il reconnaît des gens qu’il a vus toute sa vie. Ils ont vieilli, eux aussi. Est-ce qu’ils y pensent, eux ? Leurs sourires sont-ils de façade, simples grimaces de politesse ? Il évite son reflet dans les boutiques. Il coupe par le square Camélinat. Les jeunes garent leurs scooters trafiqués en vrac, ils laissent les canettes, les gobelets, les mégots de cigarettes. Ils s’en foutent. La fin du monde est proche, c’est ce qu’on dit à la télé, alors pourquoi s’emmerder ?

Elle ne sait pas que la vie peut basculer en un claquement de doigts, quand elle le décide, qu’il ne faut jamais, jamais, se laisser aller à croire qu’on peut être tranquille. Non, toujours être sur ses gardes, en position de défense.

La pauvreté manque parfois de charme, mais l’herbe est douce aux malheureux.

Comme un virus, toxique, leur mémoire ne les lâchera plus, le souvenir les réveillera la nuit, les torturera, chacun leur tour. C’était pourtant une copropriété sympathique avec des voisins comme tous les autres. Ils ont eu de bons moments. Il y a eu des fêtes et des éclats de rire. Comment la nuit a-t-elle fait son nid si discrètement ? Soustraction de battements de cœur. Il suffit parfois de bien peu de chose pour que l’ordinaire vole en éclats. Une succession de broutilles, la faute à pas de chance.