Citations sur Ordinaire (48)
Plus besoin de subir la décision des autres, d’obéir à des ordres, d’exécuter sans conviction. Tout ce temps sur les bras, ça lui faisait peur. Aujourd’hui, il voit les choses sous un angle inédit. Il se sent nécessaire, optimiste. Chaque ticket perdant est la promesse d’un prochain gagnant.
Dormir sans penser au travail, à ce qui suit. Regarder les enfants faire des châteaux de sable avec leurs parents agenouillés, et les ados se jeter sur leurs bodyboards dans l’eau bleu marine. S’endormir côte à côte, attraper un coup de soleil, remplir sa tête du cri des mouettes, du cri des vagues.
Et puis ce que j’aime avec les femmes de plus de soixante ans, c’est qu’elles s’assument, tu vois ? Élisabeth est comme ça, j’en suis sûr. Des femmes qui ont vécu, qui savent ce qu’elles veulent et ne boudent plus leur plaisir. Attends, ouvre la fenêtre si tu fumes, sinon je vais reprendre. Deux semaines d’abstinence, je veux pas replonger, et puis Morgane déteste l’odeur, je peux pas me permettre.
Il les regarde parfois, à travers la grille, les enfants. Ceux qui se disputent, qui se bousculent, qui rient, qui jouent à la marelle ou à sauter par dessus l’élastique. Il se surprend à sourire, son cœur le serre, il a tellement mal. Il se demande lequel ressemble le plus à Paul. Il en choisit un et le suit des yeux jusqu’à ce qu’un surveillant siffle la fin de la récréation.
Zéro. Encore un ticket perdant et ce sentiment fugace d’être un bon à rien, un nul, de lire le mot loser, aussi net que ce chiffre noir qui se planquait sous la pellicule argentée en latex.
Il se souvient qu’il avait pensé avoir enfin droit au bonheur. Il y avait un sens à vivre, il transmettrait tout ce qu’il aimait le plus à ce petit humain qui les avait choisis pour famille. Il transmettrait son savoir-faire automobile, il lui parlerait de sa passion pour les tempêtes et la foudre, les Chamallows, l’odeur de la colle, les puzzles et le bord de mer. Il lui apprendrait à compter comme il avait appris lui, avec des billes.
Au seuil de sa porte, un autre monde s’offre à lui. Un monde où l’on se jauge avec cordialité. Un monde où tous le connaissent, au moins de vue : Hervé, le bon Hervé, rassurant, peu bavard et jamais contrariant. Dans cet univers-là, il se sent plus fort. Les démons intérieurs se taisent et se replient. Il abandonne sa peau d’ours mal léché pour se faire sympathique et souriant.
C’est léger, un détail, un défaut, un oubli malheureux. C’est une fausse note. Rien qu’une fausse note, un mauvais film, une hallucination. Tout en lui veut se boucher les oreilles, se coller les doigts au fond des tympans, se crever les yeux.