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Critique de 4bis


C'est quand j'ai réalisé que ce livre me rappelait tout à la fois A l'ombre des jeunes filles en fleur, le Voyant d'Etampes et beaucoup de Philippe Roth que j'ai eu la puce à l'oreille. Aïe, ce billet ne sera pas que laudateur et au-delà des nombreuses qualités que je reconnais à ce roman, je dois avouer qu'il ne m'a pas entièrement conquise.

Pourtant, des qualités, il en a, indéniablement. L'originalité du format d'abord : point de chapitrage classique mais une succession de questions telles celles que des Internautes peuvent laisser à leur idole du moment, d'une généralité et d'une fadeur qui ne présage rien de bon. C'est un premier plaisir de lire la rupture de ton entre ces questions insipides et ce qu'en fait le narrateur. Amorces inoffensives, elles ouvrent à un déluge d'émotions, d'histoires, de souvenirs.

« Vous avez toujours voulu être écrivain ? » est la première. « Y a-t-il quelque chose d'autre que vous souhaitez ajouter ? », la dernière, forcément. Entre les deux « quel est votre souvenir le plus ancien ? », « rêvez-vous de vos personnages ? », « êtes-vous impliqué dans la conception de la couverture de vos ouvrages ? ». Et bien d'autres.

A partir de cette trame ingrate, malgré une dysthymie (une maladie proche de la dépression) contre laquelle il mène « une lutte acharnée, une guerre de tranchées pour ainsi dire » (ce qui dit autant le combat que l'immobilisme ce de ce dernier), le narrateur va écrire un roman. Avec des personnages dont on découvre peu à peu l'histoire, des péripéties dont la véracité sera sans cesse interrogée, des propositions légèrement divergentes des mêmes événements.

Piégé par le dispositif narratif qui exhibe une quête de vérité tout en même temps qu'il la subvertit en introduisant des pans de dialogues, des dérobades, des contradictions, le lecteur enquête malgré lui sur le narrateur, recoupe, subodore, élucide et se laisse ainsi parfaitement mener en bateau. Il aura pourtant été prévenu dès le début : le narrateur invente des anecdotes, « celles-là mêmes censées révéler l'expérience intime [l]'ayant poussé à écrire. » Et tout le problème réside dans le fait qu'elles se sont « tellement perfectionnées devant les publics successifs qu'[il] n'[est] déjà plus certain de les avoir réellement vécues. »

Il faudra donc procéder à un tri sur des fondements qui ne tiendront qu'à notre propre jugement, à notre propre propension à déceler le vrai du faux. Considérer la répétition des motifs à la fois dans La dernière interview et dans ses oeuvres précédentes comme un indice sinon d'avéré au moins d'obsédant. L'expérience en communication politique, l'ami à l'hôpital, le voyage en Amérique du Sud, les copains, les matchs, le service militaire.

Quelques aspects plus politiques aussi amenés par des questions qui n'ont alors plus rien de neutre (ça alors ! Même là nous aurions été bernés, il ne s'agirait pas d'une vraie interview au départ ? Damned !) : les réactions à la traduction arabe des ouvrages du narrateur écrivain, ou encore « Etes-vous favorable à l'accord de Paix « deux Etats, deux peuples » ? ». A ces questions, le narrateur répond en citadin de gauche, contre l'extrémisme des colons ultraorthodoxes, dans un désir d'ouverture et de respect des Palestiniens et de leur droit à habiter cette terre tout à son honneur. Mais aussi « Que faire ? Nous ne sommes pas tous Amos Oz. Nous ne sommes pas toujours concernés et disposés à fournir une réponse suprêmement élaborée à chaque question. Ce qui ne signifie pas que je ne vais pas répondre à cette question, en fin de compte. Mais à ma manière. Bien sûr que je répondrai. Je n'ai pas envie d'y répondre, mais j'ai encore moins envie qu'on pense que j'évite d'y répondre. » Un petit côté Bartleby qui se soigne.

Quand on relit le roman à rebours, qu'on revient sur les premières choses qu'on a crues, on est encore plus admiratif de sa construction en spirale, en serpent de mer dont les anneaux s'enroulent autour de notre crédulité. Et de la façon dont ces manières de faire sont mises au jour, dénoncées autant par le narrateur qui s'en repent, mais récidive, que par les autres personnages qui l'en accusent. Autres personnages qui ne sont que des fictions, des mises en scène décidées par le narrateur, naturellement. C'est vraiment très ingénieux et très abouti.

Avec tout ce que je viens d'écrire de louanges, vous vous demandez sans doute où le bât blesse et pourquoi je vous ai annoncé une puce à l'oreille. C'est que, malgré tout ce dont je viens de vous parler, malgré l'humour et l'autodérision qui débordent de ce livre, le narrateur m'a beaucoup agacée. C'est fait pour, me direz-vous, il est parfaitement agaçant, ça fait partie de son charme. Oui, oui, oui. Un homme qui se gratouille les croûtes du nombril et se trouve, à raison, tout à fait pathétique de le faire, plus encore d'en écrire chaque étape par le menu et de mêler les gens qu'il aime à cette narration honteuse. C'est exactement cela. C'est horripilant et c'est fait pour. On applaudit !

« « Comment, en tant qu'homme, réussissez-vous à décrire des personnages féminins ? » Personne ne l'a remarqué, mais en fait, tous les personnages féminins de mes livres sont des variantes des trois mêmes femmes. Ma femme. La femme imaginaire qui est le négatif de ma femme et avec laquelle j'ai renoncé à vivre dès l'instant où j'ai décidé de me marier. La femme que je suis. J'ai honte de l'avouer mais c'est la troisième qui m'attire le plus. » Quand j'ai lu cela, tout au début du roman, j'ai éclaté de rire et présagé que j'allais passer de très bons moments. Mais ensuite, j'ai tourné en rond avec les spirales du serpent et ai bien peu retrouvé l'élan de ce rire initial : même parmi les femmes qu'il aime, c'est lui qu'il préfère, c'est vrai, toute la suite en sera la démonstration éclatante. On n'est pas loin du solipsisme stérile là.

« Quand avez-vous pleuré pour la dernière fois ? », « Comment conciliez-vous vie familiale et écriture ? » « Comment réussissez-vous à affronter la solitude inhérente à l'écriture ? » Sans doute que l'on ne peut rendre compte du monde que par la vision qu'on en a. Sans doute aussi que ce mélange d'(auto ?)fascination pour le métier d'écrivain, la dysthymie, la crise de la quarantaine et les problèmes conjugaux sont une manière exacte, sinon universelle au moins parlant à beaucoup, de dire la manière dont nous sommes aujourd'hui plantés dans notre présent.

Des doutes existentiels, un confort de vie qui laisse désoeuvré, seulement obnubilé par du cérébral, une crainte de mourir réactualisée par le contexte politique, l'incapacité à trouver du sens à tout cela, à savoir ce que l'on est au-delà de son amour si mal servi pour des personnes à qui notre rapport déceptif à nous-mêmes finit par faire un mal de chien. Des personnes que l'on aime uniquement pour se prouver à quel point on est un pauvre type ? Pauvre Dikla, pauvre Shira, la femme et la fille du narrateur, leur vie n'est pas seulement pillée pour faire de bonnes histoires, elles finissent même par disparaître complètement dans la voix qui dit « je », accumule les versions, les recompositions, les modèle sans leur laisser le moindre souffle d'existence propre.

Evidemment, c'est un roman. Evidemment, les reproches que je lui fais sont un hommage à sa composition magistrale puisqu'elle m'a prise au point de porter crédit à la réalité de ce personnage exaspérant de narrateur.

Mais, j'avoue que je suis lasse de lire des fictions mettant en scène ces aspects-là. de ce que cela voudrait dire à propos de nos individualités modernes incapables de sortir d'elles-mêmes. Ces petits arrangements tièdes et automatiques avec la vérité au point qu'on la perde de vue, cette inertie obsédée de soi, empêchée d'aller chercher ailleurs que dans le passé et les ruminations de quoi nourrir son désir à être, ce prisme autocentré dans lequel je ne m'identifie jamais, tout cela me fatigue. Cette quête de l'autodérision qui devrait tout justifier, tout sauver. Je suis un connard égocentrique mais je le sais et ça me fait rire jaune, noir et cela me rend irrésistible. N'est-ce pas chérie, hein ? dis que je suis irrésistible ! Bah non, pas là, non. Ca ne marche plus, ça ne m'attendrit plus, ça me fatigue.

Vous me direz que je n'ai qu'à m'identifier au narrateur plutôt qu'aux personnages féminins qu'il dénie. Apparemment je n'ai pas la structure qui me permette cette acrobatie. Et ce n'est pas qu'une question de genre. Si c'avait été une narratrice qui avait ainsi gommé tout ce qui n'avait pas été son ego, j'aurais été pareillement exaspérée. Bien sûr, il se trouve que le modèle où c'est l'homme l'écrivain emporte avec lui des décennies de patriarcat et bien des clichés sexistes qui permettent une identification clé en main pour ses lecteurs et lectrices. Mais c'est, pour ce qui me concerne, plus une question de narcissisme que de sexe. Une question de rapport au monde où le « je » n'envahisse pas tout.

Mais si je suis incapable de monter sur un piédestal et de m'identifier aux hypertrophiés narrateurs désabusés, il faudrait au moins que je parvienne à ne plus me considérer obligée à un rapport empathique, compatissant, presque conjugal avec eux. Peut-être qu'alors, sans me sentir appelée à ressentir quoi que ce soit pour ces gusses, j'apprécierais le talent du romancier pour ce qu'il est, c'est-à-dire immense ? Et que ce billet aurait pu se contenter d'être dithyrambique. Ou alors, perdant tout son sel, cette lecture m'aurait ennuyée… Pas simple, cette histoire !
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