AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
4,13

sur 55 notes
Eshkol Nevo, un de mes auteurs de prédilection de la littérature israélienne dont je raffole, dans son dernier roman nous bluffe gravement. le sujet est un écrivain qui donne une Interview à un site internet. Un roman sous forme d'une interview et comme matériel de base, plus ou moins sa propre vie. Des questions simples et des réponses sous forme d'anecdotes, parfois décalées, qui nous poussent à croire à un fond cent pour cent autobiographique. En faites bien qu'au fond c'est bien de lui qu'il parle, vu la mise à nu totale, certaines démarches politiques et la discrétion de l'auteur en tant que personne d'après ce que je sais de lui à travers ses livres et ses interviews, cela me semble peu probable. En plus il joue le jeu aussi, rien comme note de préface dans l'édition italienne , dans le genre , “ tous les personnages...sont fictifs....toute ressemblance .....” . A l'interview aussi qu'il donne à la sortie de son livre en Italie, à la question ,” est-ce autobiographique ? “, il prend la tangente.
Bref, finalement aucune importance, le livre en lui-même est fascinant, génial.
Je laisse ici la parole à l'écrivain,
“Dans le judaïsme il y a une tradition spécifique de « questions et réponses » présente dans les livres écrits par les rabbins. Mais que se passe-t-il quand le rabbin lui-même -dans ce cas ici l'écrivain- se trouve au beau milieu d'une crise personnelle et pour répondre n'a recours qu'à une vérité fragile pleine de doutes ? Disant cela on peut considérer ce livre comme une enquête sur l'honnêteté. Son importance. Ses limites. Et sur la possibilité ou non d'écrire de la fiction en restant honnête.De plus- mais ceci je viens de m'en rendre compte seulement maintenant , à travers les réactions de qui ont lu le livre- on peut l'imaginer comme une tentative pour rompre le mur invisible qui semble parfois exister entre un écrivain et ses lecteurs, afin de créer un nouveau lien plus ouvert. “
Ce livre parle d'amour, d'amitié, de désir, de l'espérance (et la peur) de recommencer une vie différente, de politique et autres réalités sordides de la vie qu'Eshkol affronte avec beaucoup d'honnêteté. A travers la figure de Yoram Sirkin, “inspiré de Netanyahu et Trump “( ses paroles ) , il aborde la montée du populisme en Israël comme partout dans le monde, celui d'un politicien sans vision,sans but, sans programme dont l'unique ambition est d'arriver au pouvoir en exploitant la peur de la population. Il touche aussi à l'injustice et la violence passées et présentes envers le peuple palestinien, critiquant la colonisation dans les territoires occupés, qu'il considère un grand obstacle pour une voie pour la Paix , " En tant que personne mais aussi comme écrivain , je refuse depuis toujours à participer à n'importe quel forme de déshumanisation d'un autre être humain.”
Ce livre extrêmement riche en réflexions et ressentis et d'anecdotes truculentes, est à mon avis une synthèse de tout ses livres que j'ai déjà lus. L'écriture très sensuelle d'Eshkol me touche profondément. Espérant qu'il sera vite traduit en français, je ne peux que vous le conseiller. Une lecture qui serait plus fructifiante si vous avez déjà lu un de ses deux premiers livres, “ le cours du jeu est bouleversé “ ou “Quatre maisons et un exil.”

Gros gros coup de coeur !

"What is writing a novel for you?
Writing for me is the ultimate freedom."
( Qu'est-ce-que signifie pour vous, écrire un roman ?
La liberté suprême ")


Commenter  J’apprécie          9424
Eshkol Nevo est un écrivain que j'ai découvert grâce aux chroniques d'une de mes amis babelionautes Bookycooky, férue de littérature israélienne. Je ne crois pas me tromper en disant qu'il s'agit d'un de ses écrivains préférés, voire de son préféré !

Pour ma part, je n'ai lu que deux de ses livres mais je commence déjà à être conquise ! J'avais beaucoup aimé le Cours du jeu est bouleversé, l'originalité de la construction romanesque, les réflexions sur le monde contemporain, la politique. Aussi, lorsque mon libraire, auquel j'avais parlé des romans d'Eshkol Nevo, m'a proposé La Dernière Interview, son nouveau roman, j'ai saisi l'occasion de me plonger une nouvelle fois dans son univers.

Sous forme d'interview, un écrivain israélien à succès répond aux questions de ses lecteurs, sur Internet. Je trouve qu'Eshkol Nevo est très créatif, c'est la définition qui me vient à l'esprit quand je pense à ses écrits car, pour mon plus grand plaisir, ils se suivent mais ne se ressemblent pas. Ils me surprennent à chaque fois. Cela n'a rien d'étonnant puisque, en plus d'être écrivain, il enseigne l'écriture créative.

Ce roman pourrait être classé dans le genre "auto-fiction" mais peu importent les catégories qui, au contraire, brident la créativité. Je pense que l'intérêt du roman n'est pas de savoir si le personnage de l'écrivain est Eshkol Nevo ou pas, s'il y a une dimension autobiographique ou pas, seuls ses proches peuvent le dire. L'intérêt de ce roman à la construction originale réside dans la qualité des réponses et des réflexions qu'elles suscitent chez le lecteur ou la lectrice, moi en l'occurrence, sur la vie contemporaine, politique, l'amour, l'amitié, l'écriture, la dépression, le bonheur, la liberté.

Je sais gré à Eshkol Nevo de ne pas avoir écrit un roman semblable à d'autres sur le thème éculé de l'écrivain à succès qui n'a plus du tout d'idées. Bien au contraire, à travers le jeu des questions – parfois banales – et des réponses – toujours subtiles et élaborées, il offre à ses lecteurs une oeuvre originale qui acquiert une dimension à la fois humoristique et philosophique.

Tout un chacun peut se reconnaître dans les sujets évoqués et y trouver matière à réflexion car ils tendent à l'universalité.

La Dernière Interview est le prolongement des idées développées dans le Cours du jeu est bouleversé. Dans ce dernier, j'avais beaucoup aimé le personnage de Youval, son caractère tourmenté, sa conception de l'écriture. J'ai retrouvé ces thèmes dans La Dernière Interview. le véritable écrivain est, pour moi, forcément quelqu'un de tourmenté, un intellectuel qui réfléchit, peut-être même trop… Là est le drame, très bien évoqué dans le livre : sa femme Dikla veut le quitter, il est dépressif, il écrit pour se sauver, parce qu'il coule, même si personne ne s'en rend compte.

Il y a beaucoup d'humour dans La Dernière Interview, malgré la gravité de certains sujets. Ce choix rend la lecture agréable.

Eshkol Nevo nous invite à réfléchir avec lui et à nous poser des questions. Il évoque, comme dans le Cours du jeu est bouleversé, l'actualité, la politique, le sujet brûlant et controversé en Israël des Palestiniens, de la colonisation des territoires palestiniens par l'armée israélienne mais plus largement aussi la peur, qui pousse à voir dans l'autre un ennemi, un danger, quelles que soient les circonstances ; le mal, qui pousse à exclure autrui, le détruire, le déshumaniser ; les murs physiques et moraux qui séparent les êtres humains entre eux ; les politiciens qui exploitent les peurs et les haines pour se faire élire ; les contradictions inhérentes à l'être humain : comment peut-on penser qu'on est un écrivain de gauche alors qu'on écrit des discours pour un politicien qui ressemble énormément à l'actuel Premier ministre israélien ?

Ce sont toutes ces questions que soulève avec brio Eshkol Nevo dans ce roman et qui font écho à mes propres réflexions. Il a un indéniable talent de conteur. C'est avec plaisir que j'ai lu certains passages, entre autres sur la création littéraire et le besoin viscéral, parfois pénible pour l'entourage, de transformer la réalité en fiction. J'aime beaucoup l'humour et la satire qui nous aident à affronter avec courage bon nombre des travers de notre monde.

Mon prochain voyage en compagnie d'Eshkol Nevo se fera probablement avec Neuland sur la route de l'Amérique latine et des utopies. Encore un beau périple en perspective…
Commenter  J’apprécie          839
« Les gens autour de moi ne s'en aperçoivent pas, mais je sais que je coule. Et je sais que, désormais, j'écris pour me sauver. »
Voici l'histoire du naufrage d'un écrivain profondément humaniste et une ode merveilleuse, désespérée, à la femme qu'il aime. Sous une forme littéraire peu commune : la réponse à des questions, une interview.

Est-ce Eshkol Nevo qui s'exprime ? Ou un écrivain né de son imagination ? Nous ne saurons pas, le doute planera tout au long de la lecture de ce livre fascinant et intriguant « La dernière interview ». Certes, cet écrivain ressemble à Eshkol Nevo, un physique sans doute proche, un parcours et des origines familiales semblables, une famille similaire, des opinions politiques identiques. Un écrivain qui ressemble à lui mais qui n'est pas vraiment lui ? Fiction ou réalité ? Rien n'est clair et c'est finalement ça qui est intéressant. Il sème le trouble : «Mes personnages se fondent en moi, et moi, je me fonds en eux. Au point que, parfois, j'ai du mal à distinguer dans tout cet amalgame qui est qui. Même dans cette interview, le temps est venu de le confesser. »

Le sujet est donc un écrivain, souffrant depuis un certain temps dysthymie, trouble de l'humeur chronique caractérisé par une légère déprime permanente. Il répond à une interview sur la base d'une sélection de questions des internautes. Censé donné des réponses toutes prêtes, il préfère dire la vérité, toute la vérité et cette interview se transforme peu à peu en un long récit, intime et passionnant, truffé d'anecdotes variées, de réponses subtiles, élaborées, parfois en léger décalage avec les questions ou qui prennent un tour étonnant ou poignant. C'est ainsi que, quotidiennement, au lieu d'écrire son prochain roman, cet écrivant, figé devant son écran blanc, ouvre au bout de quelques minutes le document de cette interview. Il y répond ainsi régulièrement. Une, deux questions. Maximum trois.

Ce récit est un cri. Perçant. Une façon pour cet écrivain de survivre. Survivre à la maladie de son meilleur ami, Ari, désormais aux portes de la mort, survivre au départ pour un internat de sa fille aîné, Shira, la « prunelle de ses yeux », ce qui a rompu l'équilibre familial, survivre à son couple qui bat de l'aile et à sa femme, Dikla, qui prend ses distances. Survivre à la violence et aux tensions qui règnent en Israël, survivre aux attaques terroristes, potentiellement omniprésentes. Et vaincre la peur.

« J'ai peur de perdre l'inspiration. J'ai peur de perdre Dikla. J'ai peur de perdre mes enfants parce que je vais perdre Dikla. J'ai peur de perdre Ari. J'ai peur d'avoir une attaque cardiaque dans trois ans, à l'âge où mon père a eu une attaque cardiaque. J'ai peur d'en mourir, contrairement à lui. J'ai peur que cet avion, qui me ramène du Midwest au Proche-Orient, tombe dans la Méditerranée. J'ai peur qu'il arrive quelque chose à Shira, à Sdé-Boker, et de ne pas être là pour la protéger. J'ai peur que Shira ne revienne jamais de Sdé-Boker. J'ai peur de me retrouver dans la misère. J'ai peur d'un effondrement de mon système immunitaire. J'ai peur d'entendre frapper à la porte et que, sur le perron, apparaisse un policier muni d'une matraque. J'ai peur de la façon dont l'atmosphère en Israël sombre dans la violence. J'ai peur qu'une guerre éclate. J'ai peur d'être mobilisé dans la réserve militaire. J'ai peur que la guerre soit une guerre civile. »

Ce récit est un message d'amour à ses amis, à ses trois enfants. Un message d'amour à sa femme qui s'éloigne de plus en plus et qui tisse autour d'eux une toile de reproches qui le paralyse. Elle lui reproche notamment d'utiliser leur vie, leur famille, leurs amis et même leurs enfants pour les mettre ensuite dans ses livres. Même s'il reconnait une sorte de déformation professionnelle, qui le conduit à inventer sans cesse des histoires, à s'approprier des aventures vécues par d'autres, pour l'écrivain, « en fait, tout ce que j'ai écrit depuis, huit livres, n'est qu'une très longue lettre dont elle est la destinataire. Je n'ai permis à personne d'être aussi proche de moi que je l'ai permis à Dikla. Son seul nom me fait fondre. Je ne peux pas m'endormir sans sa présence, me lever sans elle, tomber sans elle, retrouver mon chemin dans le labyrinthe des miroirs déformants sans elle. ». Gestes du quotidien, comme celui de se plaquer contre elle dans la nuit, de l'embrasser dans le cou, beauté de la femme chérie contenue dans les gestes de ses mains, dans son odeur, unique, dans ses clavicules si fines. Il tient désespérément à elle. Ces passages, qui saupoudrent tout le livre, sont émouvants et d'une grande sensualité. Sous sa plume, sa femme est toujours belle, élancée, mystérieuse, aérienne.

L'écriture de Eshkol Nevo est sensuelle de façon générale me semble-t-il, humble, déconcertante de franchise et de lucidité, et cette sensualité est lumineuse et poignante lorsqu'il évoque l'amour des siens.

Ce récit est un acte militant, puisque l'auteur aborde la montée du populisme en Israël, les violences faites au peuple palestinien, la colonisation des territoires occupés, avec beaucoup de délicatesse et d'humanisme. La scène avec ce petit garçon, Nemrod, en territoire occupé, est particulièrement poignante.

Ce récit,enfin, est une réflexion riche et profonde sur l'acte d'écrire, acte salvateur, acte permettant de régler ses comptes. Sur la façon de créer des personnages, sorte de salade mêlant différents attributs de personnages réels. Un éloge de la lecture et des livres qui représentent, pour les auteurs et les lecteurs, un « puits où se terrer », permettant d'ignorer ce qui se passe à l'extérieur. Des réflexions parfois lumineuses jaillissent du puits des failles, comme celle-ci que j'aime tout particulièrement : « Et, s'il existait une technologie qui permette de sentir pendant la lecture, on aurait pu lui renifler la nuque, comme je le fais, la nuit, lorsque je me plaque contre elle à son insu. Je peux écrire que cela ressemble à l'odeur des pains nattés cuits à la boulangerie Angel de Jérusalem, dans la nuit de jeudi à vendredi. Mais ce ne serait pas pareil que de humer réellement sa nuque. Certains lecteurs affirment : « Je suis vraiment entré dans le livre. » Mais qu'en serait-il s'il était possible, virtuellement, de pénétrer dans la réalité de l'ouvrage ? D'être une mouche sur le mur, une chienne sur sa couche, un détecteur de fumée sur le plafonnier… »

Un livre qui m'a touchée, amusée, interpellée. Un livre où l'envie de faire rire le lecteur cache en filigrane une tristesse profonde. Des rires poignants. Des sourires sertis de larmes au coin des yeux. Voilà ce que nous récoltons dans nos filets à cette lecture.

J'ai découvert Eshkel Nevo grâce à Bookycooky. C'est mon deuxième livre de cet auteur, après le truculent « trois étages » et je suis désormais conquise. Mon prochain sera sans aucun doute « le cours du jeu est bouleversé » qui, si je reviens à Bookycooky, est un livre à emporter sur une île déserte. Une très belle lecture en perspective !
Yallah !
Commenter  J’apprécie          7422
« Vous avez toujours voulu être écrivain? » C'est sur cette question posée par des internautes que s'ouvre La Dernière interview, roman déconcertant d'Eshkol Nevo. Par sa forme, tout d'abord, un jeu de questions/réponses sur 468 pages, et sur le fond, qui interroge. L'entreprise semble terriblement narcissique, déroutante pour le lecteur, qui se demande quel en est l'intérêt. En effet, comment susciter la curiosité en rédigeant une très longue entrevue? L'écrivain et son double, d'accord, mais dans un roman, à l'instar de L'Oeuvre, où Émile Zola se représente à travers son double fictif, Pierre Sandoz.

Eshkol Nevo n'est jamais là où on l'attend. La Dernière interview est un piège. le roman nous happe, on le lit d'une traite. Et l'on réalise qu'il n'a rien à voir avec l'auto-représentation délibérée. Certes, le narrateur ressemble à Nevo. Son physique, ses origines familiales, son parcours professionnel, son couple, ses enfants, son métier d'écrivain… C'est un portrait d'ensemble d'un écrivain fictif qui ressemble à Nevo, mais qui n'est pas Nevo. le jeu entre fiction et réalité est délicieux, le thème des affres de la pages blanches et de la création littéraire jamais ne lasse. Nevo serait-il un menteur qui dit la vérité?

Ce qui est passionnant c'est que via cette fictionnalisation de soi construite sur des flashbacks, des souvenirs, des anecdotes, des paroles de chansons, des digressions… , le romancier nous émeut, nous fait (beaucoup) rire, nous bouleverse. le quotidien d'un quadragénaire dépressif qui se plaint tout le temps, qui se nourrit de tout et de tous pour écrire ses romans au grand dam de ses proches qui n'apprécient guère de se reconnaître, les liens entre le romancier et ses lecteurs, le couple, dernière grande aventure moderne, plus périlleuse qu'un tour du monde, l'amitié, le quotidien, Israël, la politique….il y a tout cela dans La Dernière interview. Et paradoxalement, cette entrevue fictive semble nous révéler la vérité profonde d'un homme, d'une époque et d'un pays. C'est un univers parallèle dans lequel on adore se perdre.

Je remercie Babelio et Gallimard pour l'envoi de ce livre.
Commenter  J’apprécie          738
Répondre à  des questions permet-il  d' éviter d'écrire un livre?

Surtout quand on n'y repond pas vraiment, quand la question sert de prétexte, d'évitement ou de plongeoir, - qu'elle renvoie au malaise ontologique de l'écrivain ou frise la platitude et la banalite propres à tout "questionnaire" , fût-il celui de  Proust...

 Mais  si les questions étaient celles auxquelles l'écrivain, ce tricheur, voulait le plus répondre? Si c'était lui, finalement, qui menait le jeu?

Alors La dernière interview serait un roman d'un genre nouveau, un mensonge presque parfait, comme le crime du même nom,  habillé comme une authentique autobiographie! Insoupçonnable! Un pur délice de subtilité analytique et de rouerie litteraire, un mélange de sincérité et de  duplicité indissociables.

 Il est évident que c'est le cas de ce livre ( le dernier traduit en français ) du grand écrivain israélien qui décidément ne me décevra jamais! Un grand cru!

Que fait le plus souvent un écrivain ? se demande habilement Eshkol  Nevo.
 
Piller les vies de ceux qui l'entourent. Préférer le mensonge au réel au risque de perdre pied, de perdre  l'estime  ou l'amour des siens, et sûrement de soi-même, de passer à côté des choses essentielles, des "choses de la vie"...

Et quand cette dernière interview est concomitante à une crise de l'écrivain, le récit se déploie dans toutes les failles que la dysthymie (variante soft de la dépression)  a ouvertes dans sa vie, sa conscience d'homme, d'auteur et même de citoyen ( comment se dire un écrivain de gauche,   en effet, quand on écrit les discours d'une sorte de Netanyahou, Yoram Sorkin ?)

Cette crise porte trois noms: Dikla, la femme aimée, qui prend ses distances et se lasse, Shira, la fille aînée qui se rebelle et s'éloigne, et Ari, l'ami de toujours qu'un pernicieux cancer ronge et éteint.

La dernière interview c'est  l'art de perdre déguisé en exercice de maïeutique.
C'est un livre qui m'a bouleversée,  amusée,  passionnée,  interpellée. 

Même  si ,connaissant Nevo,  je ne suis pas dupe de ce striptease apparemment impudique mais  totalement construit, maîtrisé, romancé , j'ai eu, plus encore qu'avec ses autres romans, l'impression d'entendre sa voix me murmurer à  l'oreille.

L'écrivain, disait Flaubert , doit être présent partout et visible nulle part.

 Nevo a réussi le pari inverse: comme  Hagaï Carmeli, son ami rouquin, mystérieusement évanoui dans la nature, qu'il croit rencontrer partout, et qui réapparaît soudainement à la minute de vérité où on ne l'attendait plus, Eshkol Nevo s'exhibe et se dévoile à toutes les pages mais est-ce bien lui? Ne joue-t-il pas de cette dernière interview comme on joue à cache-cache?

Visible partout et présent nulle part,  si ce n'est dans la magie de son écriture, plus grave qu'à l'ordinaire( crise de la quarantaine oblige),  et dans la profondeur de ses réflexions.

La dernière interview, c'est l'art de perdre,  de nous perdre sans se perdre , mais en nous soufflant du bout de la plume un petit peu du  "véritable secret inavouable" "enfoui au plus profond de nous".

" Parfois, ajoute Nevo, nous ne sommes pas complètement conscients de son existence, alors, nous le sublimons, conjurons la preuve et le transformons en art."

Mission accomplie. La dernière interview, c'est du grand art.
Commenter  J’apprécie          6514
Dès sa première page, le roman intrigue par sa forme. Il dérange, même… puis on s'habitue. Un roman, cet ouvrage nommé La dernière interview ? Et pourquoi pas ! le livre se présente sur cinq cents pages comme une somme des réponses de l'écrivain israélien Eshkol Nevo à des questions qui auraient pu lui être postées par des internautes. Et l'ensemble des réponses équivaut indéniablement à une narration cohérente, à une comédie dramatique dont les personnages vivent des situations qui se tiennent.

L'exercice m'a rappelé Feu pâle de Nabokov, un roman dont la narration est nichée dans les longs commentaires d'un poème. (Voir ma critique de ce livre en juillet 2015).

La dernière interview met en scène un écrivain israélien de quarante ans, marié trois enfants, que le délitement de sa sphère familiale inquiète au plus au point et dont la politique de son pays, auquel il est très attaché, pose parfois des problèmes de conscience. L'histoire comporte une importante part d'autobiographie, bien que l'auteur apparaisse souvent derrière le narrateur pour expliquer que tout ce qu'il raconte ne lui est pas forcément arrivé. Un débat littéraire souvent rebattu depuis Proust qui, il y a cent ans, ne voulait pas être confondu avec le narrateur d'A la recherche du temps perdu.

Même si des proches d'Eshkol Nevo pourraient se prononcer avec plus de pertinence que moi, les vies privées et professionnelles de l'auteur et du narrateur sont semblables, leurs opinions politiques aussi. En point d'orgue de la confusion ou de la mystification, ils ont tous deux pour grand-père Levi Eshkol, Premier ministre d'Israël de 1963 à 1969, à la tête de l'Etat lors de la guerre des Six-Jours, un pionnier sioniste travailliste dans la ligne et l'esprit de David Ben Gourion qui le précéda au pouvoir et de Golda Meir qui lui succéda.

Alors, autobiographie totale ou partielle ? Vérité ou fiction ? le narrateur – à moins que ce ne soit l'auteur – sème le trouble : « Plus je mens d'un point de vue biographique, plus je m'approche de la vérité profonde ». Il avoue une sorte de déformation professionnelle, qui le conduit à inventer sans cesse des histoires, à s'approprier des aventures vécues par d'autres et donc à privilégier l'ambiguïté, tant sur lui-même que sur ses personnages. Il en résulte que ses proches – à commencer par Dikla, sa femme – ne savent plus qui il est vraiment et ils n'en peuvent plus…

Questions et réponses, donc. Ces dernières peuvent être très courtes, quelques mots, ou très longues, de nombreuses pages, émaillées de digressions et d'anecdotes, parfois surprenantes, souvent drôles. Mais l'envie de faire rire peut dissimuler une tristesse insondable.

Et finalement le livre est passionnant. le lecteur que je suis – j'ai bien dit le lecteur – s'est trouvé une forte empathie avec le narrateur – j'ai bien dit le narrateur – dans son angoisse et son désespoir de voir sa femme et ses enfants lui échapper. « La véritable histoire, écrit-il, n'est pas celle d'un homme qui doit se réconcilier avec une femme qu'il a peur de perdre, mais celle d'un homme qui tarde à comprendre qu'il l'a déjà perdue ». Terrible aveu de lucidité ou ultime tentative de conjurer le sort ?

Sous la plume du narrateur, Dikla est belle, aérienne, subtile. Toujours ! Il évoque à plusieurs reprises sa silhouette élancée, la grâce de ses mouvements, sa longue chevelure soyeuse, sa sensualité, sa finesse d'esprit. Malgré leur crise conjugale, jamais aucun propos négatif à son égard.

Derrière le roman et sa forme surprenante, une ode désespérée écrite par un homme pour la femme qu'il aime.

Lien : Http://cavamieuxenlecrivant...
Commenter  J’apprécie          522
Un titre annonciateur d'une fin, mais la fin de quoi ? Et s'agit-il d'un événement positif ou négatif ? La fin du bonheur, la fin d'une carrière d'écrivain, la fin de la tristesse avant un nouveau départ ?
Le narrateur écrit des livres depuis 20 ans. Des fictions. du moins est-ce ce qu'il veut faire croire à ses lecteurs. Mais il n'est pas dupe, et son entourage non plus. Il sait qu'il est "devenu un menteur, un narrateur obsessionnel et un cannibale, tout ce [qu'il vit, il] le transforme en matériau" pour ses romans. Et cela ne le rend plus heureux, au point d'être dysthymique (trouble dépressif chronique, moins sévère que la dépression), et incapable d'écrire. Mais est-ce la seule cause de son mal-être ? Son couple va mal, sa fille aînée a décidé de partir en internat, son meilleur ami se meurt d'un cancer. Ce contexte cafardeux lui ôte toute inspiration, mais il s'accroche à une ultime tâche comme à une planche de salut : rédiger des réponses aux questions posées par des internautes. La banalité de ces questions pourrait faire craindre des alignements de platitudes, mais le narrateur prend à chaque fois la tangente et se sert des questions comme d'un prétexte à dire ce qui lui tient à coeur, sous forme de tranches autobiographiques en flash-back, et à amener, l'air de rien, une multitude de thèmes. L'amour, l'amitié, la paternité sont les plus récurrents, mais aussi les rêves de jeunesse usés par l'érosion du quotidien, les regrets et l'espoir, le métier d'écrivain (égratignant au passage les polars scandinaves), le monde de la publicité et celui de la politique, et, comme on est en Israël, les attentats, Tsahal et la colonisation des territoires palestiniens. Mais là où le texte est le plus captivant, c'est dans le jeu permanent entre réalité et fiction, dans lequel on se perd avec délices. Dans quelle mesure le narrateur est-il le double de l'auteur, dans quelle mesure le narrateur est-il sincère ? Faut-il le croire quand il dit : "Je mens toujours dans ce genre d'interviews, tu sais, je fournis des réponses d'écrivain. Cette fois, je me suis efforcé d'être sincère ou, du moins, de tendre à la sincérité, et il y a quelque chose de libérateur là-dedans". Mais après tout, l'important n'est pas là mais dans le plaisir du lecteur (le mien en tout cas) à se laisser balader entre vérité et imagination.
Même s'il m'a moins émue que "Le cours du jeu est bouleversé", ce roman rusé, drôle et touchant, savoureux et addictif, est un grand moment de lecture et de littérature, tant il est riche, profond, intelligent et sincère.

En partenariat avec les Editions Gallimard grâce à une opération Masse Critique de Babelio, que je remercie vivement !
Lien : https://voyagesaufildespages..
Commenter  J’apprécie          514
Ce livre est une merveille. Je sais, j'ai fait tout de travers. Il aurait fallu lire les précédents livres d'Eshkol Nevo. Mais la tentation a été trop forte.
J'ai bien compris Idil (@BookyCooky) : l'oeuvre forme une sorte d'édifice aux multiples ramifications mais La Dernière Interview est en soi un délice absolu.
Le narrateur (qui est l'auteur, quoique…) répond aux questions des internautes sur un site dédié.
« Vous avez toujours voulu être écrivain? »
« Vous arrive-t-il de rêver de vos personnages? »
« Croyez-vous en Dieu ? » etc.
Le narrateur répond rarement directement. C'est surtout l'occasion d'une de ses histoires de vie, parfois d'une parabole ou d'une fable. Souvent tout est un peu entremêlé . Car notre narrateur a un certain nombres de défauts :
C'est un israélien de gauche
Il est dysthymique depuis plusieurs années (la dysthymie n'est pas la dépression, elle ne cloue pas au lit celui qui en est atteint, elle ne le fait pas pleurer, elle ne l'inhibe pas, au contraire elle procure une recherche constante de stimuli etc.) et n'arrive pas à aimer la vie qu'il mène entre conférences à l'étranger, dans des lycées, des universités voir des bibliothèques de Cisjordanie , ses groupes d'écriture et ses propres temps d'écrivain.
C'est un menteur-né voir un mythomane. C'est en tout cas ce qu'il dit. Mais, mais… c'est beaucoup plus compliqué que cela. Car, bien sur, qu'est-ce que la vérité, surtout pour un écrivain ?
Il est en train de pulvériser en douceur sa vie de famille, surtout depuis le départ en internat de l'ainée de ses trois enfants. Quitte à inventer une aventure torride… en Colombie
Son meilleur ami, Ari, est condamné par un cancer du pancréas. le troisième larron, Hagaï, a disparu pendant leur voyage en Amérique du Sud et il croit le voir partout, sous les traits d'un juif orthodoxe, d'un mendiant, d'une femme, d'un SDF, d'un journaliste etc.

La Dernière Interview est un livre hilarant (difficile de ne pas rire aux éclats) mais en même temps triste et d'une profondeur incroyable. Il parle de Vérité, on l'a dit plus haut (et qui n'a rien à voir avec la réalité), mais aussi d'amour, d'amitié, de deuil, de parentalité, de judéité etc. Et c'est « etc. » est important tant les sujets abordés sont multiples, parfois résumés en une phrase magistrale.
Et puis bien sûr, Eshkol Nevo se positionne clairement contre la colonisation des territoires occupés (mais là aussi, ce n'est pas si simple) et le gouvernement actuel . le narrateur est d'ailleurs le prête plume d'un homme d'état (qui deviendra Premier Ministre) et qu'il décrit comme un mélange de Trump et Netanyahu.
On navigue avec fluidité dans les différentes époques et les différents continents.
Des scènes incroyables m'ont marqué profondément : une lecture en territoire occupé, un match de basket , un entretien du couple chez une psychologue dépassée par les évènements et qui revient sans arrêt sur ses honoraires, un gros livre, offert en Allemagne par un descendant de la Shoah, dont il n'arrive pas à se débarrasser, la liste des micro-évènements qui signent la déliquescence du couple.
La construction du livre est magistrale, qui s'achève façon puzzle à la dernière ligne ( peut-être, on est sur de rien dans cette histoire!).
La question que je me pose désormais, après un tel livre, est de savoir par où je continue à lire…
Le plus simple est de rester en compagnie d'Eshkol. « Turbulences » sort le premier février, je l'ai pré-commandé. J'ai « Trois étages » en livre de poche. Je crois que je vais me faire cette petite trilogie.
On verra bien après si lire autre chose vaut encore le coup.
Un grand merci à Idil.
Commenter  J’apprécie          4729
C'est l'histoire d'un écrivain, ou plus exactement d'un romancier. Faiseur d'histoire depuis toujours : ado incapable de se masturber sans fantasmes construits (avec situation initiale, péripéties et adjuvants) ; jeune homme se lançant dans l'écriture pour rattraper un trip à la boisson hallucinogène frelatée ; mari racontant ses conquêtes imaginaires à sa femme pour mieux la reconquérir ; père transportant sans vergogne ses enfants dans ses romans et les dépouillant de leur vie intime…
Jacques Laurent avait écrit un « Roman du roman », Eshkol Nevo, lui, a voulu rédiger un roman du romancier. Comment se dépatouiller d'une vie passée à imaginer, tout en se colletant avec le monde (et en Israël peut-être encore plus qu'ailleurs il est difficile de faire comme si le monde extérieur n'existait pas) et une famille qui aspire à des relations de confiance ? Pour y répondre, Nevo imagine une construction auto-fictionnelle plutôt rigolote à partir d'un romancier (lui-même ?) répondant à des questions d'internautes plus ou moins convenues, entre désir d'authenticité et impossible renoncement à la forme narrative. Très vite, l'interview tourne à la confession : ami mourant, couple en crise ; très vite aussi les réponses données aux questions prennent leur autonomie et se transforment en scènes pathétiques ou comiques (le plus souvent les deux) tandis que la frontière entre rêve et réalité se fait de plus en plus mouvante. Un écrivain scandinave devient un double fantasmé, des pattes de homard hantent les ascenseurs ; mais de cette confusion que la forme de l'interview devrait encore rendre plus obscure naît paradoxalement un modèle de composition où les informations, amenées par fragments, dessinent le motif clair d'une crise existentielle finalement surmontée. L'interview est devenue narration et les incongruités racontent métaphoriquement l'histoire d'un homme qui ne sait dire la vérité sans détours.
Tout cela est fort plaisant mais, là où le bât m'a blessée, c'est que je n'ai pu m'empêcher de penser à Rousseau et que j'ai trouvé chez l'auteur les mêmes complaisances que dans les « Confessions ».
Ainsi, même dans l'autodérision, Nevo se donne le beau rôle. Il a abandonné lâchement un compagnon de voyage malade ? C'est sa très grande faute, mais 1) il n'était pas tout seul 2) il a été bien puni (ça m'a rappelé le vol du ruban dans le Lagarde et Michard et cette capacité inouïe de Rousseau à se flageller en faux derche jamais à court d'excuses). Il a vendu son âme à un homme politique dont il abhorre la politique ? Oui mais bon, la rédemption viendra avant le mot fin. Homme de gauche et de dialogue, il est capable de rencontrer et des Arabes et des colons israéliens (quand même pas en même temps, le lecteur aura rectifié de lui-même) : un point partout, balle au centre. Et quand il annonce qu'il va raconter un épisode humiliant de sa vie, c'est pour nous narrer l'attaque d'une romancière vampire qui lui a planté ses canines dans la veine jugulaire pour lui pomper ses souvenirs (et aussi son talent, n'en doutons pas…). Perso, j'ai connu des hontes moins glorieuses.
Et non seulement il est complaisant mais il n'a pas assumé jusqu'au bout le côté foutraque de son livre. Donc il explique (« Les livres représentent parfois un puits où se terrer. Et cette interview aussi est une sorte de puits. »). Il surligne. Au moment où il quitte la chambre d'hôpital son ami meurt, il ne se contente pas de « Il a remonté la couverture jusqu'au cou et a fermé les yeux. ». Non. Il ajoute : « Je savais qu'il faisait semblant de dormir. Alors, je me suis retenu de pleurer. » (Et, en plus, il va à la ligne entre les deux phrases.) Il rabâche. Il explique que sa fille lui en veut de s'être retrouvée dans un de ses romans. Sa femme lui explique que sa fille lui en veut de s'être retrouvée dans un de ses romans. Sa fille écrit un blog où elle explique qu'elle lui en veut de s'être retrouvée dans un de ses romans.
Donc le bouquin est bien, il est malin, mais il est loin d'être génial. Et puis Nevo ne parle que de lui. Et les affres drolatiques d'un écrivain israélien au bord de la dépression, ça me cause moyen. Nevo ne m'a pas parlé de moi. Égoïste.
Commenter  J’apprécie          437
C'est quand j'ai réalisé que ce livre me rappelait tout à la fois A l'ombre des jeunes filles en fleur, le Voyant d'Etampes et beaucoup de Philippe Roth que j'ai eu la puce à l'oreille. Aïe, ce billet ne sera pas que laudateur et au-delà des nombreuses qualités que je reconnais à ce roman, je dois avouer qu'il ne m'a pas entièrement conquise.

Pourtant, des qualités, il en a, indéniablement. L'originalité du format d'abord : point de chapitrage classique mais une succession de questions telles celles que des Internautes peuvent laisser à leur idole du moment, d'une généralité et d'une fadeur qui ne présage rien de bon. C'est un premier plaisir de lire la rupture de ton entre ces questions insipides et ce qu'en fait le narrateur. Amorces inoffensives, elles ouvrent à un déluge d'émotions, d'histoires, de souvenirs.

« Vous avez toujours voulu être écrivain ? » est la première. « Y a-t-il quelque chose d'autre que vous souhaitez ajouter ? », la dernière, forcément. Entre les deux « quel est votre souvenir le plus ancien ? », « rêvez-vous de vos personnages ? », « êtes-vous impliqué dans la conception de la couverture de vos ouvrages ? ». Et bien d'autres.

A partir de cette trame ingrate, malgré une dysthymie (une maladie proche de la dépression) contre laquelle il mène « une lutte acharnée, une guerre de tranchées pour ainsi dire » (ce qui dit autant le combat que l'immobilisme ce de ce dernier), le narrateur va écrire un roman. Avec des personnages dont on découvre peu à peu l'histoire, des péripéties dont la véracité sera sans cesse interrogée, des propositions légèrement divergentes des mêmes événements.

Piégé par le dispositif narratif qui exhibe une quête de vérité tout en même temps qu'il la subvertit en introduisant des pans de dialogues, des dérobades, des contradictions, le lecteur enquête malgré lui sur le narrateur, recoupe, subodore, élucide et se laisse ainsi parfaitement mener en bateau. Il aura pourtant été prévenu dès le début : le narrateur invente des anecdotes, « celles-là mêmes censées révéler l'expérience intime [l]'ayant poussé à écrire. » Et tout le problème réside dans le fait qu'elles se sont « tellement perfectionnées devant les publics successifs qu'[il] n'[est] déjà plus certain de les avoir réellement vécues. »

Il faudra donc procéder à un tri sur des fondements qui ne tiendront qu'à notre propre jugement, à notre propre propension à déceler le vrai du faux. Considérer la répétition des motifs à la fois dans La dernière interview et dans ses oeuvres précédentes comme un indice sinon d'avéré au moins d'obsédant. L'expérience en communication politique, l'ami à l'hôpital, le voyage en Amérique du Sud, les copains, les matchs, le service militaire.

Quelques aspects plus politiques aussi amenés par des questions qui n'ont alors plus rien de neutre (ça alors ! Même là nous aurions été bernés, il ne s'agirait pas d'une vraie interview au départ ? Damned !) : les réactions à la traduction arabe des ouvrages du narrateur écrivain, ou encore « Etes-vous favorable à l'accord de Paix « deux Etats, deux peuples » ? ». A ces questions, le narrateur répond en citadin de gauche, contre l'extrémisme des colons ultraorthodoxes, dans un désir d'ouverture et de respect des Palestiniens et de leur droit à habiter cette terre tout à son honneur. Mais aussi « Que faire ? Nous ne sommes pas tous Amos Oz. Nous ne sommes pas toujours concernés et disposés à fournir une réponse suprêmement élaborée à chaque question. Ce qui ne signifie pas que je ne vais pas répondre à cette question, en fin de compte. Mais à ma manière. Bien sûr que je répondrai. Je n'ai pas envie d'y répondre, mais j'ai encore moins envie qu'on pense que j'évite d'y répondre. » Un petit côté Bartleby qui se soigne.

Quand on relit le roman à rebours, qu'on revient sur les premières choses qu'on a crues, on est encore plus admiratif de sa construction en spirale, en serpent de mer dont les anneaux s'enroulent autour de notre crédulité. Et de la façon dont ces manières de faire sont mises au jour, dénoncées autant par le narrateur qui s'en repent, mais récidive, que par les autres personnages qui l'en accusent. Autres personnages qui ne sont que des fictions, des mises en scène décidées par le narrateur, naturellement. C'est vraiment très ingénieux et très abouti.

Avec tout ce que je viens d'écrire de louanges, vous vous demandez sans doute où le bât blesse et pourquoi je vous ai annoncé une puce à l'oreille. C'est que, malgré tout ce dont je viens de vous parler, malgré l'humour et l'autodérision qui débordent de ce livre, le narrateur m'a beaucoup agacée. C'est fait pour, me direz-vous, il est parfaitement agaçant, ça fait partie de son charme. Oui, oui, oui. Un homme qui se gratouille les croûtes du nombril et se trouve, à raison, tout à fait pathétique de le faire, plus encore d'en écrire chaque étape par le menu et de mêler les gens qu'il aime à cette narration honteuse. C'est exactement cela. C'est horripilant et c'est fait pour. On applaudit !

« « Comment, en tant qu'homme, réussissez-vous à décrire des personnages féminins ? » Personne ne l'a remarqué, mais en fait, tous les personnages féminins de mes livres sont des variantes des trois mêmes femmes. Ma femme. La femme imaginaire qui est le négatif de ma femme et avec laquelle j'ai renoncé à vivre dès l'instant où j'ai décidé de me marier. La femme que je suis. J'ai honte de l'avouer mais c'est la troisième qui m'attire le plus. » Quand j'ai lu cela, tout au début du roman, j'ai éclaté de rire et présagé que j'allais passer de très bons moments. Mais ensuite, j'ai tourné en rond avec les spirales du serpent et ai bien peu retrouvé l'élan de ce rire initial : même parmi les femmes qu'il aime, c'est lui qu'il préfère, c'est vrai, toute la suite en sera la démonstration éclatante. On n'est pas loin du solipsisme stérile là.

« Quand avez-vous pleuré pour la dernière fois ? », « Comment conciliez-vous vie familiale et écriture ? » « Comment réussissez-vous à affronter la solitude inhérente à l'écriture ? » Sans doute que l'on ne peut rendre compte du monde que par la vision qu'on en a. Sans doute aussi que ce mélange d'(auto ?)fascination pour le métier d'écrivain, la dysthymie, la crise de la quarantaine et les problèmes conjugaux sont une manière exacte, sinon universelle au moins parlant à beaucoup, de dire la manière dont nous sommes aujourd'hui plantés dans notre présent.

Des doutes existentiels, un confort de vie qui laisse désoeuvré, seulement obnubilé par du cérébral, une crainte de mourir réactualisée par le contexte politique, l'incapacité à trouver du sens à tout cela, à savoir ce que l'on est au-delà de son amour si mal servi pour des personnes à qui notre rapport déceptif à nous-mêmes finit par faire un mal de chien. Des personnes que l'on aime uniquement pour se prouver à quel point on est un pauvre type ? Pauvre Dikla, pauvre Shira, la femme et la fille du narrateur, leur vie n'est pas seulement pillée pour faire de bonnes histoires, elles finissent même par disparaître complètement dans la voix qui dit « je », accumule les versions, les recompositions, les modèle sans leur laisser le moindre souffle d'existence propre.

Evidemment, c'est un roman. Evidemment, les reproches que je lui fais sont un hommage à sa composition magistrale puisqu'elle m'a prise au point de porter crédit à la réalité de ce personnage exaspérant de narrateur.

Mais, j'avoue que je suis lasse de lire des fictions mettant en scène ces aspects-là. de ce que cela voudrait dire à propos de nos individualités modernes incapables de sortir d'elles-mêmes. Ces petits arrangements tièdes et automatiques avec la vérité au point qu'on la perde de vue, cette inertie obsédée de soi, empêchée d'aller chercher ailleurs que dans le passé et les ruminations de quoi nourrir son désir à être, ce prisme autocentré dans lequel je ne m'identifie jamais, tout cela me fatigue. Cette quête de l'autodérision qui devrait tout justifier, tout sauver. Je suis un connard égocentrique mais je le sais et ça me fait rire jaune, noir et cela me rend irrésistible. N'est-ce pas chérie, hein ? dis que je suis irrésistible ! Bah non, pas là, non. Ca ne marche plus, ça ne m'attendrit plus, ça me fatigue.

Vous me direz que je n'ai qu'à m'identifier au narrateur plutôt qu'aux personnages féminins qu'il dénie. Apparemment je n'ai pas la structure qui me permette cette acrobatie. Et ce n'est pas qu'une question de genre. Si c'avait été une narratrice qui avait ainsi gommé tout ce qui n'avait pas été son ego, j'aurais été pareillement exaspérée. Bien sûr, il se trouve que le modèle où c'est l'homme l'écrivain emporte avec lui des décennies de patriarcat et bien des clichés sexistes qui permettent une identification clé en main pour ses lecteurs et lectrices. Mais c'est, pour ce qui me concerne, plus une question de narcissisme que de sexe. Une question de rapport au monde où le « je » n'envahisse pas tout.

Mais si je suis incapable de monter sur un piédestal et de m'identifier aux hypertrophiés narrateurs désabusés, il faudrait au moins que je parvienne à ne plus me considérer obligée à un rapport empathique, compatissant, presque conjugal avec eux. Peut-être qu'alors, sans me sentir appelée à ressentir quoi que ce soit pour ces gusses, j'apprécierais le talent du romancier pour ce qu'il est, c'est-à-dire immense ? Et que ce billet aurait pu se contenter d'être dithyrambique. Ou alors, perdant tout son sel, cette lecture m'aurait ennuyée… Pas simple, cette histoire !
Commenter  J’apprécie          4140




Lecteurs (171) Voir plus



Quiz Voir plus

Les Amants de la Littérature

Grâce à Shakespeare, ils sont certainement les plus célèbres, les plus appréciés et les plus ancrés dans les mémoires depuis des siècles...

Hercule Poirot & Miss Marple
Pyrame & Thisbé
Roméo & Juliette
Sherlock Holmes & John Watson

10 questions
5276 lecteurs ont répondu
Thèmes : amants , amour , littératureCréer un quiz sur ce livre

{* *}