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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


Prague aux cents clochers
Aux doigts de tous les saints
Aux doigts de fausses promesses
Aux doigts de feu et de gruau
Aux doigts de musicien....

Il y a quelques années, quelqu'un sur Babelio a posé une question : "quel(le) est votre poète(tesse) préféré(e) ?"
Une question simple et sans équivoque, mais qui m'a sacrément déstabilisée. Voyons, si la poésie se marie à nos états d'âme, la "préférence" peut facilement varier plusieurs fois au cours de la même journée...
Mais jouons le jeu : quand on lit de la poésie, il y a forcément un nom qui se détache devant tous les autres. J'ai donc répondu "T.S. Eliot", avec un pincement au coeur pour "tous les autres". Dur.
La médaille d'argent irait probablement à Keats, et le bronze à Lermontov. Viennent ensuite les fameuses "médailles en chocolat", et c'est ici où les choses se corsent, car leur alléchant assortiment serait trop large même pour l'établissement merveilleux de Willy Wonka.
Une chose est cependant certaine : Vítězslav Nezval est un fin chocolatier qui ne m'a jamais déçue, malgré le changement des années, des saisons, des humeurs... et même des régimes politiques.

Nezval était - que cela puisse encore gêner quelqu'un de nos jours, ou pas - un sympathisant communiste depuis 1924... ce qui ne l'a pas empêché de devenir un authentique surréaliste dix ans plus tard. Il connaissait Breton, il connaissait Eluard, il a rencontré Picasso. Il était ami des peintres comme Jan Zrzavý, Toyen ou Adolf Hoffmeister, des écrivains devenus synonyme du "patrimoine littéraire tchèque" comme Vladislav Vančura, il avait d'excellents rapports avec la scène du Théâtre Libéré de Prague... une époque d'incroyable effervescence culturelle, où la vague des "-ismes" et d'expériences artistiques a secoué l'Europe.
Avec ses amis, Nezval a mis au point le programme du "poétisme" ; une sorte de surréalisme allégé de références politiques, consacré uniquement au subconscient et aux jeux magiques de la langue, qui ne dédaigne aucune inspiration. Que ce soit la grande culture antique ou chrétienne, ou la culture populaire des foires et des "romans sanglants" vendus par les colporteurs à quelques centimes le fascicule.
L'époque où "la nuit frémissait comme une prairie/sous les frappes de la céleste artillerie"... comme il a écrit dans l'excellent "Edison", juste avant que la prise du pouvoir par le parti communiste en '48 ne mette une fin définitive aux libertés artistiques.
Nezval a choisi de coopérer. "Paralysé par la peur", comme il a expliqué en cachette à un ami, qui a divulgué cet aveu bien plus tard. Il se fâche avec Breton, et il devient même le président de l'Association des écrivains tchèques ; un poste suprême. Il écrit de la poésie "sur commande" dont il se moque lui-même, en détestant cordialement ses propres vers au service de l'idéologie régnante :

"Jeune est le poète qui pour les jeunes flamboie,
jeune est la chanson, colombe artiste.
Nous tous sommes jeunes, Occident bourgeois,
jeune, quiconque est communiste." (Je constate que c'est encore pire en traduction française)

La formidable frappe claire et sonore des marteaux du poétisme s'est transformé en "Le chant de la paix" spongieux, mais je doute que Nezval ait été en paix avec lui-même ; peut-être seulement en travaillant sur les traductions autorisées de la poésie française ou américaine, où il a pu encore faire appel à son talent. Il nous reste heureusement ses oeuvres écrites avant la date fatidique, et tout un monde à découvrir.
"Prague aux doigts de pluie" (1936) devrait contenter tout amateur de poésie surréaliste et de rencontres fortuites d'un parapluie avec une machine à coudre.
Le sujet (Nezval) et le topos magique d'une ville aux cent clochers, avec ses fenêtres, ses passages secrets, ses pavés, ses vues. Avec la mauvaise herbe qui pousse sous les ponts de sa rivière, surveillée par les statues baroques des saints. Poèmes de longueurs différentes, dédiés aux personnes différentes ; un hommage à Prague pleine de mystères et miracles, au sous-ton délicieusement apocalyptique.
Le recueil n'a pas l'optimisme d'"Edison", ni la charge ludique du "Magicien Merveilleux", et pourtant... on se laisse prendre avec plaisir dans la fine toile collante d'images surprenantes, parfois inquiétantes... la beauté d'une ville, mais aussi ses pathologies. La Prague moderne des années 30, dont les projecteurs électriques créent autant de lumière que de zones d'ombre, et un regret sous-jacent pour les becs de gaz, les cabarets de nuit et la magie (noire) des temps de jeunesse où "Bohême" et "bohème" étaient synonymes. Une ville déboussolée sur son chemin vers le grand inconnu, et un homme qui ressemble à
... "quelqu'un qui ne peut pas mourir
Et erre comme dans un rêve
A quelqu'un qui cherche
Le fardeau qu'il a laissé
A un endroit déserté
A quelqu'un qui a oublié qu'il vivait
A quelqu'un qui cherche son siècle perdu"
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